Quand les femmes justifient les inégalités de genre

Être confrontées aux inégalités de genre ne conduit pas forcément les femmes à lutter contre le sexisme… et c’est parfois même l’inverse. Des travaux réalisés en psychologie sociale révèlent que les femmes victimes de sexisme peuvent non seulement y adhérer, mais aussi justifier ces comportements. Explications. 

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Des études réalisées en psychologie montrent que certaines femmes peuvent adhérer au sexisme et aux stéréotypes de genre qu’elles subissent. Dessin de Mohamed_Hassan de Pixabay.Des études réalisées en psychologie montrent que certaines femmes peuvent adhérer au sexisme et aux stéréotypes de genre qu’elles subissent. Dessin de Mohamed_Hassan de Pixabay.

Le sexisme : des conséquences flagrantes, et pourtant…

Les femmes vivraient en moyenne un à deux événement(s) sexiste(s) par semaine (exposition à des stéréotypes de genre, commentaires dégradants, etc.). Ces événements sont parfois minimes, mais correspondent à un « petit sexisme de la vie quotidienne » qui n’est pas sans impact (Swim et coll., 2001). Nombreuses sont les études qui mettent en évidence les conséquences négatives psychologiques et professionnelles du sexisme. Entre autres, être confronté au sexisme augmente le niveau de dépression et d’anxiété, et diminue le bien-être (Fischer & Holz, 2010). Cela détériore l’estime individuelle et collective, en donnant une mauvaise image du groupe d’appartenance (Schmitt et coll., 2003). En contexte professionnel, une étude de 2005 montre qu’après qu’on leur a rappelé le stéréotype féminin, les participantes à l’étude refusent davantage un poste de manager au profit d’un rôle subordonné (Davies et coll., 2005). Enfin les performances des femmes (en mathématiques, par exemple) peuvent diminuer par rapport à leurs performances réelles, lorsqu’elles sont exposées à des stéréotypes de genre (Spencer et coll., 1999). 

On pourrait alors supposer que les femmes s’accordent à condamner et à lutter contre les comportements et croyances sexistes. Ce n’est pourtant pas toujours le cas. Précisons d’abord que le sexisme n’est pas un apanage masculin : les femmes peuvent tout à fait avoir des comportements sexistes, comme elles peuvent adhérer aux stéréotypes de genre les concernant (Becker, 2010). Du reste, au-delà d’une simple adhésion, certaines femmes vont jusqu’à justifier ces comportements… même quand ils sont ouvertement en leur défaveur (Fasanelli et coll., 2020). 

Comment expliquer ce phénomène ? Deux théories ayant émergé à la fin du 20e siècle en psychologie sociale sont éclairantes à cet égard : la théorie du sexisme bienveillant (Glick & Fiske, 1996), et la théorie de la justification du système (Jost & Banaji, 1994). Ces deux théories ont chacune donné naissance à un véritable champs de recherche. Elles ont été largement confirmées, mais aussi précisées et nuancées grâce aux travaux subséquents. 

Sexisme hostile et sexisme bienveillant : deux formes complémentaires du sexisme

La notion de sexisme bienveillant fait partie de la plus large théorie du sexisme ambivalent (Glick & Fiske, 1996). Elle suggère qu’il existe deux formes complémentaires de sexisme : le sexisme hostile et le sexisme bienveillant. Le sexisme hostile renvoie à l’acception classique du sexisme comme un comportement aversif à l’égard des femmes (perçues comme incompétentes professionnellement, gérant mal leurs émotions, etc.). Le sexisme bienveillant est un ensemble d'attitudes d’apparence positive à l’égard des femmes, qui sont ici perçues comme chaleureuses, sensibles et ayant besoin d’être protégées par les hommes. Une échelle de mesure constituée de 22 items (par exemple « je pense que les femmes sont trop facilement offensées » pour le sexisme hostile, ou « lors d’une catastrophe, les femmes doivent être sauvées avant les hommes » pour le sexisme bienveillant) permet de mesurer le niveau de sexisme ambivalent chez une personne. 

Ces deux formes de sexisme sont complémentaires et de même finalité malgré leurs dénominations antagonistes. Les recherches montrent en effet qu’elles sont positivement corrélées, ce qui signifie que plus une personne présente un haut niveau de sexisme hostile, plus son niveau de sexisme bienveillant est élevé. D’autre part, une étude réalisée dans 19 pays montre que le sexisme bienveillant et le sexisme hostile sont tous les deux plus élevés dans les pays où les inégalités de genre sont les plus fortes (Glick et coll., 2000). En fait, ces deux formes de sexisme contribuent conjointement à pérenniser les inégalités entre les hommes et les femmes. 

Si l’on considère la forme bienveillante du sexisme, on peut se demander comment une attitude d'apparence positive peut contribuer à la pérennisation d'inégalités. En premier lieu, l’aspect bienveillant du sexisme repose sur une représentation des femmes comme adaptées à certains rôles, mais non à d’autres. Cette représentation est essentialisée, dans le sens où elle est considérée comme résultant de différences naturelles et innées entre les sexes. Les femmes sont par exemple perçues comme bien adaptées aux rôles domestiques ou de soin à la personne, mais moins adaptées aux fonctions de direction (chef d’entreprise) ou de défense de la population (militaire). Leurs choix, notamment professionnels, s’en trouvent limités. En proposant une image positive des femmes qui se conforment aux rôles de genre traditionnels, le sexisme bienveillant encourage cette conformité. Il encourage en même temps les sanctions à l’égard des femmes ne s’y conformant pas (désapprobation sociale, diminution des opportunités professionnelles, etc. ; Rudman et coll., 2012). En outre, l’exposition à des stéréotypes sexistes bienveillants mène les femmes à se percevoir elles-mêmes comme plus sociables mais aussi moins compétentes (Sarlet & Dardenne, 2012) et augmente la perception réifiée et la honte de leur corps (Calogero & Jost, 2011). 

Sexisme bienveillant et justification des inégalités

Les recherches montrent que si les femmes adhèrent généralement moins que les hommes au versant hostile du sexisme, elles adhèrent autant qu’eux à son versant bienveillant (Becker, 2010). On peut avancer à cela deux raisons. La première est à chercher du côté des qualificatifs utilisés pour décrire les femmes, qui sont pour la plupart positifs : chaleureuses, honnêtes, empathiques, généreuses, etc. Reprécisons ici que le caractère sexiste de telles représentations survient lorsque les femmes sont considérées comme toutes semblables au regard de ces qualificatifs, et qu’elles encourent une sanction sociale dans le cas où elles ne s’y conforment pas. Mais d’une certaine manière, il peut être flatteur d’adhérer à de telles représentations, celles-ci permettant d’entretenir une image positive de soi et/ou du groupe d’appartenance. 

La deuxième raison est que le sexisme bienveillant offre une contrepartie aux inégalités entre les hommes et les femmes (Glick & Fiske, 1996). En effet, dans ce cadre, les femmes sont sous-évaluées sur certaines caractéristiques perçues comme « masculines » (compétences scientifiques par exemple) mais surévaluées sur d’autres caractéristiques, perçues comme « féminines » (compétences sociales et émotionnelles). Il s’agit d’un phénomène bien documenté en psychologie sociale : la complémentarité des groupes sociaux (Fiske, 2012). Les hommes et les femmes sont ainsi considérés comme ayant chacun les forces et les faiblesses inverses de l’autre genre, et cette complémentarité est perçue comme fonctionnelle et désirable. 

La théorie de la justification du système

Ces quelques éléments permettent déjà de mieux comprendre pourquoi, dans certains cas, les femmes justifient les inégalités liées au genre. La théorie de la justification du système, elle aussi issue de la psychologie sociale, peut également nous éclairer.

La théorie de la justification du système a été proposée en 1994 par Jost et Banaji, deux chercheurs en psychologie sociale. Leurs travaux ne portaient pas uniquement sur les inégalités de genre, mais sur toutes les formes de hiérarchie sociale : racisme, sexisme, rapports de classes, etc. Ces chercheurs sont partis d’un constat aussi simple qu’intriguant : les inégalités entre les groupes sociaux, bien que délétères pour une partie importante de la population, persistent et se reproduisent au cours du temps. On pourrait penser que la persistance de ces inégalités résulte surtout de la difficulté à faire évoluer un ordre établi. Certes, mais pas si simple, répondent Jost et Banaji. 

Selon eux, il existe une motivation socialement partagée à considérer que le système social et politique qui nous entoure est légitime, naturel et désirable. Cette motivation proviendrait d’un besoin psychologique de maintenir une attitude favorable, plus confortable à vivre, à l’égard du système dans lequel on vit. C’est ce qu’ils appellent la tendance à la justification du système. Les personnes issues de catégories sociales défavorisées ont, elles aussi, tendance à justifier le système, même quand celui-ci est à leur désavantage (Jost et coll., 2004). C’est par exemple le cas lorsque l’on adopte des croyances méritocratiques (« si on veut, on peut »), tout en étant discriminé à l’embauche. Cette justification, puisqu’elle empêche la remise en cause des inégalités sociales, contribue finalement à leur maintien. Une échelle de mesure de la tendance à justifier le système a été développée par les chercheurs : avec 9 items (par exemple : « la société est telle que la plupart du temps, chaque personne obtient ce qu’elle mérite »), on obtient un score de justification du système pour chaque participant.

Pourquoi justifier l’ordre établi, s’il est aux dépens des intérêts personnels ? D’après cette théorie, les individus ne cherchent pas à défendre à tout prix leurs propres intérêts, ce qui compte est de préserver le système global – un peu comme si la cause était plus grande, et transcendait le simple cadre individuel. Dans ce contexte, le vécu d’inégalités sociales est remis en perspective et compris dans le plus large cadre du système dans son ensemble. Précisons que cette tendance à justifier le système chez les groupes défavorisés est en partie contextuelle, et émerge plus favorablement dans les situations où peu de choses peuvent être faites pour remédier aux inégalités, et où le sentiment d’impuissance est élevé.

Justifier le système d’inégalités de genre

À la lumière de la théorie de la justification du système, il est plus aisé de comprendre pourquoi certaines femmes justifient les inégalités liées au genre. Plusieurs explications sont possibles :

D’abord, la structure sociale est caractérisée par une asymétrie entre les hommes et les femmes (sociale, professionnelle, économique et politique). Si l’on adopte le vocabulaire de Jost et Banaji, justifier cette asymétrie, c’est justifier le système. De la même manière qu’il peut être considéré comme plus important de défendre le système global plutôt qu’un individu, il peut être considéré comme plus important de défendre l’asymétrie hommes/femmes plutôt que de dénoncer des inégalités. 

Ensuite, il est psychologiquement moins coûteux d’adhérer à un système plutôt que de lutter contre lui. Si l’argument de l’ampleur de la tâche et du découragement associé n’est pas à exclure, c’est aussi parce que vivre au sein d’une société que l’on considère comme juste est plus confortable. Des recherches ont ainsi montré qu’une forte tendance à justifier le système était associée à un meilleur bien-être (Napier & Jost 2008) et à une meilleure satisfaction de vie en général (Connelly & Heesacker, 2012). 

Par ailleurs, en psychologie sociale les groupes de genre sont dits imperméables, dans le sens où ne peut pas facilement changer de sexe – et donc changer de groupe d’appartenance. Sur cette base, on comprend aussi l’importance d’un moindre coût psychologique. Appartenir à un groupe social aux frontières imperméables peut augmenter le sentiment d’impuissance face aux inégalités. Choisir de les justifier permet, grâce à une pirouette cognitive, de rehausser le sentiment de contrôle et l’impression de choix (Jost et coll., 2004). 

Enfin, il est possible d’avoir une perception positive de soi-même et du groupe d’appartenance, même au bas de l’échelle. Des recherches indiquent que souvent, les groupes défavorisés sont considérés comme pourvus de qualités morales et psychologiques : en situation de handicap mais courageux, âgé mais sage, sans ressource mais ayant accès au « vrai » bonheur (Kay & Jost, 2003). Il s’agit d’un mécanisme de compensation, grâce auquel ces groupes reçoivent des contreparties et finalement y gagnent en termes d’image (Fiske, 2012). Et c’est là qu’entre en jeu le sexisme bienveillant. Souvenez-vous, il permet de justifier les inégalités entre hommes et femmes en flattant la représentation des femmes et en soulignant la complémentarité des rôles de genre traditionnels. Un système est perçu comme plus juste quand chaque groupe y gagne – que ce gain s’exprime sur le plan du pouvoir ou sur celui de l’image. Justifier les inégalités entre hommes et femmes revient donc à légitimer le système, qui lui-même permet une redistribution des avantages et des désavantages. 

Références

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Calogero, R. M., & Jost, J. T. (2011). Self-subjugation among women: Exposure to sexist ideology, self- objectification, and the protective function of the need to avoid closure. Journal of Personality and Social Psychology, 100(2), 211‑228. https://doi.org/10.1037/a0021864

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