Les biais linguistiques ou comment notre façon de décrire autrui peut contribuer au maintien des inégalités sociales
Est-ce qu’en situation de recrutement, un candidat homme et une candidate femme au niveau de compétence équivalent seraient décrits de la même façon ? Les recherches en psychologie sociale du langage montrent que des formulations différentes seront très certainement utilisées pour les décrire. Et ceci d’autant plus que les personnes qui évaluent le candidat et la candidate adhèrent aux stéréotypes de genre selon lesquels les hommes sont plus compétents que les femmes. Ces variations dans le choix des mots selon le groupe social des personnes décrites s'appellent un biais linguistique. Ce type de biais reflète généralement les stéréotypes, les préjugés et/ou une tendance à favoriser son groupe d'appartenance ou un groupe de statut élevé. Cet article vise à expliquer comment les biais linguistiques présents dans les descriptions que nous produisons, lisons ou entendons quotidiennement jouent un rôle dans le maintien des inégalités sociales.
Dans le cadre de nos interactions personnelles ou professionnelles, de nos discussions collectives, dans les médias, ou encore sur les réseaux sociaux numériques, nous sommes amenés à décrire des personnes ou des groupes sociaux. Le concept de biais linguistique renvoie au fait que notre façon de décrire autrui n’est pas uniforme et est largement influencée par notre perception des groupes sociaux. Autrement dit, nos représentations sur les membres d’un groupe social vont en quelque sorte « fausser » le choix des mots pour les décrire. Cet article se focalise spécifiquement sur les différences entre les descriptions des membres de groupes favorisés et celles des groupes défavorisés.
Les groupes défavorisés ne sont pas décrits comme les groupes favorisés
Le langage nous offre une multitude de choix pour formuler la description des comportements ou des caractéristiques d'une personne. Par exemple, décrire un candidat à l'embauche peut se faire avec un adjectif (par ex. « il est efficace ») ou un verbe d'action (par ex. « il a réalisé les objectifs de vente »). Les adjectifs sont qualifiés de « termes abstraits » car ils traduisent une action ou un ensemble d'actions en une caractéristique générale de la personne. En revanche, les verbes d'actions sont qualifiés de « termes concrets » car ils offrent une description directe du comportement observé. Cette distinction s'appuie sur le modèle des catégories linguistiques (Semin & Fiedler, 1988) qui distingue les différents types de mots employés pour décrire les attributs ou les actions d'une personne en fonction de leur niveau d'abstraction.
Selon ce modèle, l'utilisation d'un niveau d'abstraction plutôt qu'un autre est influencée par des processus cognitifs, c’est-à-dire liés aux attentes et aux représentations sur la ou les personnes à décrire. Les termes abstraits sont perçus comme plus appropriés pour décrire les comportements considérés comme stables et dépendants des caractéristiques de la personne décrite. Les termes concrets sont eux vus comme plus adéquats pour les comportements perçus comme inattendus ou dépendants de la situation. Dire « X a réalisé les objectifs de vente » situe le comportement dans une situation professionnelle donnée, qualifiée ici par le type d’objectif à atteindre. Dire « X est efficace » implique au contraire que la personne pourrait avoir différents comportements renvoyant à de l’efficacité dans des situations professionnelles variées.
Les comportements allant dans le sens des stéréotypes étant plus attendus et perçus comme découlant des caractéristiques des membres du groupe stéréotypé, ils sont plus souvent décrits en termes abstraits que les comportements contraires aux stéréotypes. Spécifiquement, le biais linguistique d’attentes (Maass et coll., 1995) désigne l'utilisation biaisée de l'abstraction selon les attentes. Par exemple, dans un contexte professionnel où les femmes font l'objet d'un stéréotype négatif d'une moindre compétence par rapport aux hommes, il est probable qu'un recruteur dise à son collègue « elle a réalisé les objectifs de vente » pour une candidate et « il est efficace » pour un candidat. Implicitement, cette différence offre une description moins favorable pour la candidate car son efficacité n'est pas généralisée à d'autres contextes contrairement au candidat.
Des processus liés aux motivations, renvoyant aux buts poursuivis par le locuteur, conduisent également à la production de biais linguistiques. Notamment, la volonté de favoriser son groupe -l' endogroupe- par rapport à un autre -l' exogroupe- joue un rôle. Dans ce cas, il s'agit du biais linguistique intergroupe (Maass, 1999), désignant l'utilisation préférentielle de termes abstraits pour décrire les comportements positifs de l' endogroupe et négatifs de l' exogroupe (par ex. « l'employé de mon entreprise est efficace » / « l'employé de l'autre entreprise est inefficace ») et de termes concrets pour les comportements négatifs de l' endogroupe et positifs de l' exogroupe (par ex. « l'employé de mon entreprise a terminé ses tâches en retard » / « l'employé de l'autre entreprise a réalisé les objectifs de vente »). Le biais linguistique intergroupe permet de minimiser la généralisation des comportements négatifs de l’endogroupe et des comportements positifs de l’exogroupe. Les processus liés aux motivations et les processus cognitifs conduisent fréquemment au même type de biais linguistique. En effet, les comportements positifs sont généralement plus attendus pour les membres de l' endogroupe et les comportements négatifs pour ceux de l' exogroupe. Ainsi, un recruteur homme cherchant à favoriser les hommes, son endogroupe, au détriment des femmes, perçues comme un exogroupe, utilisera des termes plus concrets pour décrire les performances des candidates que des candidats.
Il faut noter que les biais linguistiques ne sont pas de simples biais cognitifs traduisant automatiquement nos représentations mentales. Les biais linguistiques dépendent également de processus liés à la situation de communication. L’usage du langage prend nécessairement place dans une situation donnée, impliquant certains buts de communication, tels que chercher à donner une image positive ou négative de la personne décrite ou de son groupe, faire une bonne impression, paraître objectif, etc. Ces buts, induits implicitement par la situation ou explicitement énoncés, peuvent conduire à produire des biais linguistiques indépendamment des représentations du locuteur sur la personne à décrire(Assilaméhou & Testé, 2013 ; Burguet, 2020). Une étude montrait que les locuteurs souhaitant maintenir une relation coopérative avec le récepteur et sachant que ce dernier avait une opinion négative sur la personne à décrire, utilisaient plus de termes positifs concrets (Gil de Montes et coll., 2003). Concrètement, ce résultat suggère que si notre recruteur sait que son supérieur a une opinion négative sur les compétences des femmes, il lui dira plus probablement que la candidate « a réalisé ses objectifs de vente » plutôt qu’elle « est efficace ». Et ceci, même s’il ne partage pas les représentations sexistes de son supérieur.
Les recherches accumulées montrent que les biais linguistiques sont un phénomène robuste et récurrent, se produisant dans différentes langues et pour les descriptions de groupes sociaux variés. Ce phénomène a été mis en évidence par de nombreuses études expérimentales ainsi que par l'étude de discours produits en situation naturelle (pour une revue, voir Rubini et coll., 2014). Par exemple, une analyse de la presse locale des états des États-Unis frontaliers avec le Mexique en 2012 montrait que les comportements positifs des immigrants sans papiers étaient décrits en termes plus concrets et leurs comportement négatifs en termes plus abstraits que ceux des citoyens américains (Dragojevic et coll., 2017). Des différences similaires ont été observées dans des évaluations scolaires rédigées par des enseignants en Italie, révélant un stéréotype négatif envers les élèves issus de l'immigration (Menegatti et coll., 2017). Dans les bulletins de notes, les évaluations positives les concernant étaient formulées plus concrètement (par ex. « il aide ses camarades » plutôt qu’« il est altruiste ») et les évaluations négatives plus abstraitement (par ex. « il n’est pas rigoureux » plutôt qu’« il ne fait pas ses devoirs ») que celles des enfants non issus de l'immigration. En résumé, les recherches montrent que les stéréotypes présents dans la société conduisent de manière répétée à la production de biais linguistiques défavorables aux groupes défavorisés par rapport aux groupes favorisés.
Des variations subtiles aux conséquences importantes
Ces différences subtiles dans le choix des mots pourraient être vues comme inoffensives, cependant les recherches montrent des effets significatifs sur les jugements des récepteurs. Les descriptions abstraites conduisent à plus généraliser le comportement ou le trait décrit dans le temps et à d’autres situations. En revanche, les descriptions concrètes conduisent à une singularisation de l’événement, perçu alors comme une exception à la règle et dépendant du contexte (Wigboldus et coll., 2000). Ainsi, les biais linguistiques peuvent avoir des conséquences importantes pour les membres des groupes défavorisés, notamment lorsque des décisions les concernant s'appuient sur des descriptions biaisées. Une étude sur les jugements judiciaires montrait qu'un article de presse décrivant abstraitement les actions négatives d'un suspect conduisait les lecteurs à choisir une peine d'emprisonnement plus sévère qu'un article les décrivant concrètement (Burguet, 2011). Cette peine plus sévère suscitée par les termes abstraits était due à l'attribution d'un plus grand risque de récidive. Autrement dit, les lecteurs avaient davantage généralisé le comportement criminel du suspect à d'autres situations et dans le temps. Revenons à notre recruteur et imaginons que la décision d'embauche s'effectue à partir de son rapport d'évaluation où les qualités de la candidate sont décrites plus concrètement que celles du candidat. La candidate aura probablement moins de chances d'être recrutée car ses attributs positifs seront moins perçus comme pouvant s'appliquer à d'autres contextes. La présence des biais linguistiques liés à des stéréotypes négatifs joue donc un rôle dans le maintien des inégalités sociales en favorisant les décisions allant dans le sens de ces stéréotypes.
Les biais linguistiques ont également des conséquences pour l'image du groupe défavorisé dans son ensemble. Les termes abstraits suscitent plus d' essentialisation, c’est-à-dire conduisent à plus considérer que les membres d’un groupe partagent une essence profonde, par exemple biologique, qui les différencient des autres groupes. Ainsi, les comportements d’un individu décrits abstraitement sont davantage perçus comme typiques de son groupe et comme intrinsèquement liés à son appartenance à ce groupe (Assilaméhou et coll., 2013). Des études ont confirmé ces effets délétères dans la presse. Les lecteurs d’articles évoquant en termes abstraits des sujets négatifs sur des immigrants exprimaient plus de préjugés et adhéraient davantage aux stéréotypes négatifs relatifs à ce groupe que les lecteurs d’articles employant des termes concrets (Geschke et coll., 2010 ; Mastro et coll., 2014).
Les biais linguistiques sont ainsi considérés comme des outils de transmission interpersonnelle des stéréotypes et des préjugés des locuteurs aux récepteurs (Beukeboom, 2014). Un cercle vicieux se met en place. Les représentations négatives des locuteurs sur les groupes défavorisés biaisent leur usage du langage. Ces représentations sont transmises aux récepteurs du fait des jugements suscités par les descriptions biaisées. Finalement, ces récepteurs vont à leur tour produire des biais linguistiques défavorables à ces groupes. En permettant la diffusion et le renforcement des stéréotypes négatifs, les biais linguistiques facilitent la reproduction des inégalités.
La nature subtile des biais linguistiques rendrait leurs conséquences particulièrement insidieuses. Les biais linguistiques passeraient relativement inaperçus, que ce soit chez les locuteurs qui n'auraient pas conscience de les produire et chez les récepteurs qui ne se rendraient pas compte des effets sur leurs jugements (Beukeboom & Burgers, 2017). En outre, le locuteur n'exprimant pas explicitement ses stéréotypes ou le fait de penser que son groupe est le meilleur, ce type d'expression subtile des biais est perçue comme acceptable socialement (Assilaméhou-Kunz & Testé, 2022). Les biais linguistiques permettraient ainsi d'exprimer du favoritisme pour son groupe et de la négativité envers d'autres groupes sans être perçu comme allant à l'encontre des normes sociales condamnant l'expression des préjugés hostiles. L'utilisation de descriptions biaisées peut même susciter de l'approbation sociale étant perçue comme une forme de loyauté envers l' endogroupe (Assilaméhou-Kunz et coll., 2020). Ainsi, les biais linguistiques s’avèrent pernicieux car ils permettent de contourner les limites imposées par les normes sociales, voire les lois, condamnant l’expression de propos hostiles envers les groupes sociaux.
Néanmoins, les biais linguistiques sont produits parce que les inégalités sociales sont déjà présentes dans la société. Comme pour d'autres biais visant à favoriser l’endogroupe, les biais linguistiques sont plus prononcés dans des contextes inégalitaires, particulièrement par les membres des groupes majoritaires et/ou ayant un statut élevé (Moscatelli et coll., 2017). Les membres des groupes majoritaires étant plus souvent en position de produire des discours jouant un rôle dans les prises de décisions (par ex. des rapports d'évaluation dans le cadre scolaire, professionnel ou judiciaire) ou étant diffusés à grande échelle dans les médias, leurs biais linguistiques auront plus d'impact au niveau sociétal. Leurs descriptions biaisées renforçant les stéréotypes négatifs sur les groupes défavorisés auront plus de chances d'être produites, lues et entendues que des biais linguistiques allant à l'encontre des groupes favorisés.
Conclusion
Les recherches sur les biais linguistiques nous apprennent que des choix paraissant insignifiants, tel qu’un mot à la place d’un autre, doivent être considérés avec attention pour prendre la mesure de leurs conséquences au niveau social(i). Plus largement, ces travaux invitent également à être attentifs à la manière dont les rapports de pouvoir se traduisent et se reproduisent subtilement dans le cadre de nos activités quotidiennes les plus communes. Mieux comprendre ces processus est peut-être déjà un premier pas dans la lutte contre les inégalités sociales et de genre.
Références
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