« Une personne ayant un trouble schizophrénique » ou « un schizophrène » ? Quand le label employé influence la perception des troubles psychiques

La manière de désigner une personne atteinte de troubles psychiques est-elle anodine ? Les travaux actuels sur les labels de groupe et leurs conséquences indiquent que non. En effet, la forme langagière choisie pour désigner ces publics vulnérables - par exemple sous forme nominale, « un dépressif » ou sous forme adjectivale, « une personne dépressive » - peut grandement modifier nos perceptions et avoir pour conséquence d’augmenter (ou pas) la stigmatisation sociale de ces personnes. Les travaux présentés ici font la synthèse des connaissances actuelles dans ce champ. 

Les troubles psychiques correspondent à un ensemble de troubles d’origines diverses altérant la santé mentale et provoquant des difficultés au quotidien, des souffrances et/ou des troubles du comportement. Dépression, anxiété, trouble schizophrénique ou bipolaire, addictions, sont autant de troubles psychiques différents. Selon les estimations, environ 20% de la population française est atteinte de troubles psychiques, soit quelque 12 millions de personnes (Fondation de France, 2018). Malgré le fait qu’une personne sur cinq en France est atteinte de trouble psychique, et que chacune et chacun d’entre nous a une très forte probabilité de côtoyer au moins une personne présentant l’un de ces troubles, les mentalités n’ont guère évolué et les personnes atteintes de troubles psychiques sont aujourd’hui encore fortement stigmatisées socialement, en France comme ailleurs (Angermeyer & Dietrich, 2006). La stigmatisation renvoie à l'ensemble des réactions (par ex., mise à l’écart, rejet) suscitées par un stigmate, c'est-à-dire une caractéristique socialement dévaluée (par ex. une situation de handicap). Cette stigmatisation entraîne des conséquences néfastes sur la santé mentale des individus, mais peut également entraver le parcours de prise en charge. En effet, une grande proportion des personnes ne consulte pas et n’est pas prise en charge, craignant le stigmate pouvant être associé à leurs troubles (Corrigan et coll., 2014).

Ces constats soulignent à quel point il importe de comprendre les facteurs qui influencent la perception des personnes atteintes de troubles psychiques et renforcent la stigmatisation sociale dont elles sont la cible. Parmi ces facteurs, le langage employé pour les désigner (c’est-à-dire le label de groupe qui est employé) joue un rôle non négligeable. En effet, lorsque l’on parle d’une personne atteinte de troubles psychiques, plusieurs possibilités existent. On peut décider d’utiliser un nom (c’est-à-dire une forme nominale), en disant par exemple « un schizophrène » ou « un dépressif ». On peut également opter pour un adjectif, et ainsi préférer le terme de « personne schizophrène » ou de « personne dépressive ». Enfin, il est également possible d’employer ce que l’on appelle un label possessif afin de souligner qu’une personne est atteinte d’un trouble psychique, en disant par exemple « qu’untel a un trouble schizophrénique » ou « qu’une telle a un trouble dépressif ». Si l’on peut penser que tous ces usages se valent et désignent de façon neutre les personnes qu’ils ciblent, ce n’est pas réellement le cas. De nombreuses recherches ont ainsi mis en évidence que le label employé va grandement influencer la perception de la personne ciblée par ce label, mais également la perception du groupe social auquel elle appartient. 

Le langage employé influence la perception des personnes atteintes de troubles psychiques

Des études ont montré que le fait d’employer une forme nominale pour désigner une personne atteinte de trouble psychique (par ex. « Jessica est une bipolaire ») va entraîner des jugements plus négatifs de la personne désignée que l’emploi d’un label possessif (par ex. « Jessica a un trouble bipolaire » ; Cuttler & Ryckman, 2019). Les caractéristiques attribuées à la personne atteinte de trouble psychique seront plus négatives, celle-ci étant perçue par exemple comme plus agressive, plus incompétente, plus confuse, lorsqu’une forme nominale est mobilisée pour la désigner que lorsque c’est un label possessif. Dans la même ligne d’idée, Granello et Gibbs (2016) ont mesuré les opinions que l’on peut avoir à l’égard des personnes ayant des troubles psychiques. Le degré d’accord à propos d’une série d’affirmations permettait de mesurer les opinions. Les affirmations impliquaient des personnes ayant des troubles psychiques et étaient décrites soit par un nom (« les malades mentaux ne devraient pas avoir de responsabilités », un haut degré d'accord illustrant une opinion négative ; « les malades mentaux ne doivent pas être privés de leurs droits individuels », un haut degré d'accord illustrant une opinion positive), soit par un label possessif (« les personnes ayant des maladies mentales ne devraient pas avoir de responsabilités »). Les résultats montrent que le simple fait d’être exposé à une forme nominale (versus un label possessif) amène les gens à exprimer des opinions plus stigmatisantes, moins tolérantes, envers les personnes atteintes de troubles psychiques (Granello & Gibbs, 2016). Cet effet se retrouve chez des étudiants, chez des adultes tout venant, mais également chez des conseillers professionnels ; ces derniers étant d’ailleurs ceux chez qui l’influence du label employé est la plus importante.

Au-delà des caractéristiques que l’on va attribuer aux personnes en fonction du label auquel on est exposé ou des opinions plus ou moins positives que l’on va exprimer, le langage exerce aussi une influence sur l’essentialisation des personnes ciblées. L’essentialisation renvoie à la tendance à regrouper les gens sur la base d’une caractéristique unique (par ex. la maladie psychique) et à utiliser cette caractéristique pour orienter toutes les explications et jugements exprimés au sujet de cette personne (par ex. « Jessica a été agressive hier parce qu’elle a une maladie psychique »). L’essentialisation va de pair avec des opinions stigmatisantes (notamment envers les personnes ayant des troubles psychiques ; Howell et coll., 2011). Or, l’usage d’un label nominal (c’est-à-dire sous forme de nom) augmente l’essentialisation des personnes ciblées par le label (Carnaghi et coll., 2008). Ainsi, dire « Marcel est un dépressif » - plutôt que « Marcel est une personne dépressive » - conduira davantage les gens à penser que la maladie psychique, en l’occurrence la dépression, est la caractéristique principale de Marcel et que toutes les actions de ce dernier s’expliquent par cette caractéristique. De façon cohérente avec l’effet que peuvent avoir les labels sur l’essentialisation, l’usage d’une forme nominale plutôt que d’un label possessif augmente la permanence perçue des troubles psychiques, notamment pour les maladies peu familières ou peu connues (Reynaert & Gelman, 2007). Ainsi, on aura plus tendance à penser qu’une personne ayant un trouble psychique aura ce trouble toute sa vie, de manière constante et stable, lorsqu’elle est désignée par un label nominal (par ex., « Thomas est un schizophrène ») que lorsqu’elle est désignée avec un label possessif (« Thomas a un trouble schizophrénique »). Un tel phénomène se développe dès l’enfance. Déjà à l’âge de 5 ans, les enfants ont tendance à percevoir les caractéristiques des personnes désignées par un nom comme plus stables que celles des personnes désignées par un adjectif (Gelman & Heyman, 1999).

En somme, l’influence que peut avoir la forme du label employé n’est pas sans conséquences au quotidien. Imaginez que vous arriviez sur un nouveau lieu de travail et que l’on vous présente l’une de vos nouvelles collègues, puis qu’on vous dise « autant que tu saches, c’est une dépressive ». Cette simple phrase risque d’influencer la façon dont vous allez vous former une opinion d’elle, mais également la façon dont vous allez interpréter ses actions. Vous risquez ainsi, sans en avoir conscience, de vous forger une opinion plus négative de votre collègue, et d’avoir plus tendance à expliquer ses comportements par son trouble (par ex. « c’est probablement du fait de son trouble qu’elle a mal pris ma remarque ce matin »), que si on vous avait dit « autant que tu le saches, c’est une personne ayant un trouble dépressif ».  

Nos perceptions des personnes atteintes de troubles psychiques influencent aussi le langage 

Si l’exposition à différents labels de groupe influence donc nos perceptions des personnes atteintes de troubles psychiques, l’inverse est également vrai. En effet, nos opinions, mais également nos croyances essentialistes envers les personnes atteintes de troubles psychiques vont elles-mêmes influencer nos préférences langagières, c’est-à-dire la façon dont on va parler, les termes que l’on va choisir pour désigner ces personnes.

Ainsi, les gens possédant de fortes croyances essentialistes (c’est-à-dire des croyances selon lesquelles les personnes peuvent être décrites par une seule caractéristique, stable, qui va englober l’entièreté de leur identité) ont tendance à préférer l’usage de labels nominaux pour désigner les personnes ayant des troubles psychiques (Howell & Woolgar, 2013 ; Howell et coll., 2014). Par ailleurs, les opinions stigmatisantes des gens (par ex. le fait de souhaiter garder ses distances face aux personnes atteintes de troubles psychiques, ou encore le fait de penser qu’elles sont dangereuses) vont également influencer la préférence pour ce type de label. Plus les gens ont des opinions stigmatisantes à l’égard des personnes atteintes de troubles psychiques, plus ils auront recours à des labels nominaux (Howell et coll., 2014 ; Krzyzanowski et coll., 2019). Par opposition, des recherches révèlent que le fait de mettre les personnes dans un état temporaire de compassion (en les exposant par exemple à des photographies de personnes vulnérables) diminue, au moins momentanément, leur préférence pour les labels nominaux (Howell & Woolgar, 2013). De plus, les personnes ayant une bonne capacité à se mettre à la place des autres ou à percevoir et ressentir les sentiments des autres (c’est-à-dire ayant de hauts niveaux d’empathie) ont une moindre préférence pour les labels nominaux que celles dont les niveaux d’empathie sont plus faibles (Howell et coll., 2014). 

Là encore, cela n’est pas sans conséquences dans la vie quotidienne. Dans le cadre professionnel, les croyances et opinions de vos collègues vont ainsi pouvoir modifier la façon dont ils vont vous parler de vos autres collègues. Si l’on reprend l’exemple de votre arrivée dans une nouvelle entreprise, il est possible qu’une autre personne, ayant moins d’opinions négatives ou de croyances essentialistes à l’égard de la dépression, ne vous aurait pas présenté le trouble de votre collègue de la même manière. Ce faisant, votre perception de cette collègue aurait potentiellement été différente. 

Conclusion

En conclusion, le langage joue un rôle important dans la perception des personnes atteintes de troubles psychiques. D’une part, il oriente les jugements exprimés envers ces personnes, l’exposition à un label nominal entraînant des jugements plus négatifs que l’exposition à un label possessif ou à un label employant un adjectif. D’autre part, il influence l’essentialisme perçu. Là encore, les labels nominaux engendrent une plus grande essentialisation des personnes, les réduisant plus fortement à leurs troubles psychiques que les autres types de labels. À l’inverse, les gens possédant de fortes croyances essentialistes et des opinions stigmatisantes emploient de façon préférentielle les labels nominaux. Ces deux effets peuvent par ailleurs s’alimenter l’un l’autre. En effet, le fait que quelqu’un emploie une forme nominale dans le cadre d’une discussion avec une autre personne peut modifier la perception et augmenter l’essentialisme perçu des troubles psychiques. Cette modification de la perception et de l’essentialisme perçu peut, à son tour, augmenter la probabilité que la personne emploie elle-même une forme nominale pour désigner les personnes atteintes de troubles psychiques, et ainsi de suite. 

Ces effets soulignent l’importance qu’il y a à bien réfléchir aux usages et d’adapter la manière de désigner les choses pour limiter la stigmatisation des personnes atteintes de troubles psychiques. L’American Psychological Association suggère d’ailleurs depuis le début des années 2000 dans son manuel de ne pas utiliser des formes nominales pour désigner les troubles psychiques, et ce afin de réduire le stigma lié à la maladie mentale en séparant les personnes de leurs conditions mentales (APA, 2001, 2010). L’usage de labels possessifs est présenté comme une manière plus digne de s’exprimer dans la mesure où il constitue le socle d’un environnement positif pour la prise en charge des personnes (Jensen et coll., 2013). Il est donc important de changer nos pratiques et nos usages langagiers. La prochaine fois que vous serez face à une personne atteinte de troubles psychiques, ça vaudra le coup d’y penser, non ? 

 

Références

Angermeyer, M. C., & Dietrich, S. (2006). Public beliefs about and attitudes towards people with mental illness: a review of population studies. Acta Psychiatrica Scandinavica, 113(3), 163-179. https://doi.org/10.1111/j.1600-0447.2005.00699.x

American Psychological Association (2001). Publication manual (5th ed.). Washington, DC: American Psychological Association.

American Psychological Association (2010). Publication manual of the American Psychological Association (6thEdition). Washington, DC: Author

Carnaghi, A., Maass, A., Gresta, S., Bianchi, M., Cadinu, M., & Arcuri, L. (2008). Nomina sunt omina: on the inductive potential of nouns and adjectives in person perception. Journal of personality and social psychology, 94(5), 839-859. https://doi.org/10.1037/0022-3514.94.5.839

Corrigan, P. W., Druss, B. G., & Perlick, D. A. (2014). The impact of mental illness stigma on seeking and participating in mental health care. Psychological Science in the Public Interest, 15(2), 37-70. https://doi.org/10.1177/1529100614531398

Cuttler, C., & Ryckman, M. (2019). Don’t call me delusional: Stigmatizing effects of noun labels on people with mental disorders. Stigma and Health, 4(2), 118-125. https://doi.org/10.1037/sah0000132

Fondation de France (2018). Maladies psychiques, le continent caché. Télécharger de : https://www.fondationdefrance.org/fr/maladies-psychiques-le-continent-cache

Gelman, S. A., & Heyman, G. D. (1999). Carrot-eaters and creature-believers: The effects of lexicalization on children's inferences about social categories. Psychological Science, 10(6), 489-493. https://doi.org/10.1111/1467-9280.00194

Granello, D. H., & Gibbs, T. A. (2016). The power of language and labels: “the mentally ill” versus “people with mental illnesses”. Journal of Counseling & Development, 94(1), 31-40. https://doi.org/10.1002/jcad.12059

Howell, A. J., Ulan, J. A., & Powell, R. A. (2014). Essentialist beliefs, stigmatizing attitudes, and low empathy predict greater endorsement of noun labels applied to people with mental disorders. Personality and Individual Differences, 66, 33-38. https://doi.org/10.1016/j.paid.2014.03.008 

Howell, A. J., Weikum, B. A., & Dyck, H. L. (2011). Psychological essentialism and its association with stigmatization. Personality and individual differences, 50(1), 95-100. https://doi.org/10.1016/j.paid.2010.09.006

Howell, A. J., & Woolgar, S. R. (2013). Essentialism and compassion: Predicting preference for noun labels applied to people with mental disorders. Personality and Individual Differences, 54(1), 87-91. https://doi.org/10.1016/j.paid.2012.08.013

Jensen, M. E., Pease, E. A., Lambert, K., Hickman, D. R., Robinson, O., McCoy, K. T., ... & King, J. K. (2013). Championing person-first language: a call to psychiatric mental health nurses. Journal of the American Psychiatric Nurses Association, 19(3), 146-151. https://doi.org/10.1177/1078390313489729

Krzyzanowski, D. J., Howell, A. J., & Passmore, H. A. (2019). Predictors and causes of the use of noun-based mental disorder labels. Stigma and Health, 4(1), 86-97. https://doi.org/10.1037/sah0000127

Reynaert, C. C., & Gelman, S. A. (2007). The influence of language form and conventional wording on judgments of illness. Journal of Psycholinguistic Research, 36(4), 273-295. https://doi.org/10.1007/s10936-006-9045-4

 

 

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