Edito. Les inégalités et leurs conséquences sur la socialisation scolaire, professionnelle et la santé mentale

Ce numéro thématique regroupe des travaux de psychologie sociale qui examinent les inégalités et leurs conséquences sur le fonctionnement individuel ou social. D’une « simple » tendance à biaiser notre langage afin de valoriser les groupes favorisés, à la sanction des comportements peu conformes aux attentes dictées par les stéréotypes, les différentes contributions présentées dans ce numéro illustrent comment les inégalités se maintiennent dans les contextes scolaires ou professionnels ainsi que leurs conséquences sociales (pratiques éducatives, sélection professionnelle) et individuelles (perception de soi, santé psychologique).

En tant que personnes socialisées, nous avons une représentation du statut, du prestige ou de la place de chacun dans la société. Ces représentations sont basées sur différents indices, dérivés notamment de la situation scolaire (niveau scolaire, diplômes, réussite) ou professionnelle (profession, salaire, niveau hiérarchique), et plus généralement des groupes d’appartenance. Ainsi, le sexe, l’âge, l’ethnie, voire le handicap (lorsqu’il est visible) ou le statut font partie des premiers éléments que nous percevons chez les autres, avant même d’avoir échangé quelques mots. Lorsque nous faisons connaissance, ces indicateurs positionnels font partie des premières informations questionnées ou communiquées, car ils permettent de se forger une idée rapide de la personnalité des autres. Si ces catégorisations sont bien pratiques pour organiser notre univers cognitif, elles fournissent néanmoins une base pour justifier et maintenir les inégalités ; comme nous l’avons vu dans le précédent numéro sur le thème des inégalités

Le langage est l’un des moyens privilégiés pour véhiculer des stéréotypes et des attentes. En ce sens, il constitue un premier vecteur du maintien des inégalités. Les théories en psychologie indiquent que notre manière de communiquer change selon que nous transmettions des informations consistantes ou non avec les stéréotypes. Par exemple, lorsque nous communiquons des informations inconsistantes avec les stéréotypes, l’utilisation de l’ironie ou des biais de négation (« il n’est pas bête » plutôt que « il est doué ») rappelle subtilement que le comportement est peu conforme aux attentes. La première contribution de ce numéro, proposée par Yvette Assilamehou-Kuntz et Benoit Testé illustre la manière parfois très subtile dont notre langage peut être biaisé pour communiquer une image positive ou négative de certains groupes sociaux, tout en ayant un discours socialement acceptable. Ce premier article, intitulé « les biais linguistiques ou comment notre façon de décrire autrui peut contribuer au maintien des inégalités », introduit une réflexion sur la manière dont les biais de communication transmettent et influencent l’image que nous avons des groupes sociaux et, in fine, contribuent au maintien des inégalités. 

Les groupes d’appartenance (par ex. groupes de fans) jouent un rôle fondamental dans le développement de l’identité et des relations amicales, en particulier dans le domaine scolaire. Ces groupes d’appartenance et les stéréotypes qui s’y associent prescrivent (ou proscrivent) des comportements. En d’autres termes, ils déterminent des normes et exercent une pression à s’y conformer sous peine de sanctions sociales. Dans leur article intitulé « Un certain genre de harcèlement », Ethan Meimoun, Virginie Bonnot et Cristina Aelenei abordent les processus psychologiques par lesquels la non-conformité aux stéréotypes de genre peut conduire à devenir une cible privilégiée de harcèlement. Cette contribution soulève la question de la reproduction des inégalités via le comportement des élèves. Enfin, la présentation de quelques pistes d’action, dont l’efficacité pour réduire le harcèlement est soutenue par la littérature en psychologie sociale, souligne le rôle crucial de l’institution scolaire dans la lutte contre les inégalités. 

La contribution de Marine Granjon, Benoite Aubé, Michael Jury, Maria Popa-Roch et Odile Rohmer, poursuit cette réflexion sur le rôle de l’institution scolaire. L’article intitulé « Tout enfant handicapé est de droit un élève » interroge les raisons pour lesquelles les difficultés d’inclusion des élèves en situation de handicap persistent malgré le soutien des politiques publiques. Les attitudes et représentations à propos du handicap (visible ou non) sont abordées, ainsi que leurs conséquences potentielles sur les pratiques pédagogiques, la réussite et l’image de soi des élèves. Cette contribution interroge également le concept de discrimination bienveillante, ainsi que les conséquences liées à l’intégration des élèves handicapés dans des dispositifs spécifiques, qui peuvent finalement les éloigner de leur classe. 

Le numéro se focalise ensuite sur l’expression des inégalités de genre dans le milieu professionnel, et plus particulièrement sur la sous-représentation des femmes aux postes de direction. Après une mise en perspective des lois adoptées pour lutter contre ce « plafond de verre » avec la réalité observée, l’article de Thomas Carrel vise à montrer comment l’incompatibilité entre le stéréotype féminin et celui de manager constitue à la fois un obstacle à l’évolution des femmes sur les postes de direction, et un tremplin vers des positions managériales potentiellement précaires (« la falaise de verre »). Cet article intitulé « les femmes et les postes de direction : pourquoi sont-elles si peu nombreuses ? » invite à une réflexion plus globale sur la manière dont les inégalités de genre se perpétuent et peuvent menacer la perception de soi et la santé psychologique des femmes qui en sont victimes. Dans cette logique, la contribution de Céline Castellino et Ruri Takizawa questionne l’effet potentiellement délétère des standards de beauté et de la sexualisation des femmes via les publicités ou les jeux vidéo.  Dans leur contribution intitulée « le corps féminin, un objet comme un autre ? Aux origines de l’objectification des femmes », les auteures s’intéressent d’abord aux origines de ce phénomène puis à ses conséquences potentielles sur les comportements de surveillance de son corps, la tolérance aux inégalités de genre et les dynamiques de faire face à ces standards.

Ainsi, puisqu’il apparaît plus difficile de s’épanouir pour certains groupes sociaux que pour d’autres, la question des inégalités en termes de santé mentale se pose inévitablement. Il est bien connu que les processus de comparaison, les sentiments de privation, d’injustice, ou le moindre sentiment de contrôle qui accompagnent souvent la perception des inégalités peuvent avoir des effets délétères sur la santé mentale des personnes qui en sont victimes. C’est le cas notamment lorsque nous appartenons à des groupes stigmatisés ou de faible statut socio-économique. Dans leur article intitulé « Les « chômeurs » : un groupe discrédité », Selma Seghouat, David Bourguignon et Ginette Herman analysent l’impact de la stigmatisation du chômage sur la perception de soi, l’insertion professionnelle future et le bien-être des demandeurs d’emploi. 

Dans la même veine, Nele Claes, Arnaud Carré et Annique Smeding clôturent ce numéro en traitant des relations réciproques entre le statut socio-économique et la santé mentale. A l’échelle sociale, on sait que les indicateurs de santé mentale d’un pays (par ex. prévalence des troubles dépressifs) ne sont pas indépendants de la santé économique d’un pays et de la présence plus ou moins marquée d’inégalités. A l’échelle des individus, le statut socio-économique affecte le fonctionnement cognitif et la prise de décision (voir l'article de Auger, Darnon, et Normand, précédent numéro). Pour autant, doit-on considérer qu’il existe des inégalités sociales en termes de santé mentale ? Par quels biais le statut socio-économique des individus peut-il influencer leur santé mentale ?  Dans leur article intitulé, « Inégalités sociales de santé mentale, l'apport de la psychologie sociale », les auteurs apportent des éléments de réponse à ces questions. 

Finalement, face à une succession de contextes de crises économique, énergétique, et sanitaire qui contribuent à renforcer l’importance (objective et subjective) des inégalités sociales, nous espérons que ces deux numéros thématiques auront permis d’illustrer l’intérêt potentiel d’une approche psychosociale dans l’étude des inégalités et la mise en place d’actions palliatives.

Sylvain Caruana et Daniel Priolo
Editeurs du numéro thématique « Les inégalités et leurs conséquences sur la socialisation scolaire, professionnelle et la santé mentale »

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