Le fantasme du « bon immigré » : au-delà du conformisme culturel
Quels migrants et migrantes sont, selon vous, les plus légitimes pour venir vivre et bénéficier d’un permis de séjour dans votre pays de résidence ? Cette question vous met peut-être mal à l’aise ou, au contraire, vous semble tout à fait fondée. Cette question suggère une nécessité de sélectionner sur base de certains critères les migrants qui pourront venir et rester sur le territoire national. Pourquoi sélectionner ? Sur quels critères ? Les politiques d’intégration adoptées dans bon nombre de pays européens semblent proposer une réponse à ces questions : si la personne migrante ne peut pas attester d’un apport économique, il ou elle doit démontrer son mérite en se « conformant culturellement » à la société d’accueil pour rester sur le territoire, voire pour y entrer. Au-delà des analyses politiques, cet article essaye d’apporter des éléments de discussion et, je l’espère, de compréhension sur les raisons qui poussent les individus à considérer comme désirable le migrant démontrant son conformisme.
Si, d’un point de vue historique, la migration en Europe a été pendant la première partie du XXe siècle encadrée et encouragée, les politiques d’immigrations ont commencé à se durcir significativement à partir des années 80 et à devenir de plus en plus sélectives dans les années 2000 (Rea, 2021). Parmi les nouveaux dispositifs politiques mis en place, les programmes d’intégration civique ont pris une place importante. En Belgique, Danemark, France, Pays-Bas, Suède, Allemagne, Royaume-Uni, des programmes sont adoptés pour encourager, voire obliger, les immigrés et candidats à l’immigration d’attester leur conformisme culturel (Larin, 2020). Si ces programmes d’intégration civique varient tant dans leur forme que dans leur finalité (Joppke, 2017), ceux-ci se caractérisent par la preuve demandée ou exigée, à la personne étrangère, de son adoption de la culture majoritaire du pays d’accueil. Cette injonction au conformisme se manifeste plus particulièrement par la mise en place de tests de langue et la participation obligatoire à des enseignements portant notamment sur l’histoire et sur certaines valeurs considérées comme centrales au sein des sociétés occidentales, particulièrement les valeurs libérales-démocratiques et d’égalité de genre (Larin, 2020 ; Onasch, 2020). Le projet de loi en France sur les séparatismes, renommé projet de loi confortant les principes républicains, entre dans cette même logique de réaffirmation de l’importance des normes et valeurs perçues comme partagées par la majeure partie de la société d’accueil, en l’occurrence française.
Indépendamment des aspects juridiques et administratifs, ces politiques et projets de loi posent une série de questions sur le plan psychologique : cela signifie-t-il qu’une personne adoptant les valeurs de la culture majoritaire et parlant la langue du pays d’accueil est perçue plus positivement et comme plus légitime d’obtenir certains droits ? Si oui, pourquoi ? Nous essayerons de répondre à ces questions dans la première partie de l’article. Cependant, interroger les dispositifs développés pour accompagner les personnes issues de l’immigration nécessite également d’aborder leur propre perspective par rapport à cette problématique. Quelle place prend cette adoption culturelle dans leur trajectoire de vie ? La seconde partie de l’article se penchera sur le regard de ces personnes issues de l’immigration.
Qu’en pensent les personnes des sociétés d’accueil ?
Les débats portant depuis 2020 sur le projet de loi confortant les principes républicains en France mettent en lumière le caractère sensible et éminemment politique de gestion de la diversité culturelle au sein d’un pays. Au-delà des orientations prises au niveau sociétal et politique, l’ensemble des personnes vivant au sein de la société nourrissent des attentes concernant les orientations culturelles des personnes issues de l’immigration (pour plus d’information concernant l’influence des politiques de diversité sur les individus, voir Guimond, 2019). Basées sur les travaux de Bourhis et collaborateurs (1997), plusieurs études se sont penchées sur ces attentes des citoyens dans les pays d’accueil. Pour rendre compte de celles-ci (aussi appelées dans la littérature « attentes acculturatives »), ces recherches considèrent que ces attentes se structurent autour de deux dimensions importantes : les attentes envers l’adoption de la culture majoritaire du pays d’accueil par les personnes issues de l’immigration et les attentes concernant le maintien de leur culture d’origine.
Dans ces études, la volonté de voir ces personnes maintenir (ou abandonner) l’ancrage culturel de leur pays d’origine est très variable. Au contraire, la question de l’adoption culturelle est beaucoup moins clivante (par. ex., Matera et coll., 2012 ; Zagefka et coll., 2014). En effet, la grande majorité des citoyens des pays européens exprime l’attente que les personnes issues de l’immigration adoptent la culture majoritaire de leur nouvelle société. Dans une série d’études expérimentales menées en Belgique, Roblain et collaborateurs (2016) ont mis en évidence cette tendance. Dans ces études, les participants ont lu une conversation fictive entre deux personnes de nationalité étrangère vivant en Belgique où les propos d’une de ces personnes étaient manipulés. Pour la moitié des participants, elle montrait un intérêt marqué pour en apprendre plus sur la société belge, sur son histoire et ses langues. Pour l’autre moitié, elle exprimait, au contraire, un désintérêt profond concernant ces composantes de la société belge. Après la lecture de cette conversation, tous les participants ont répondu à des questions portant sur leurs attitudes et impressions envers cette personne. Comme les auteurs en avaient émis l’hypothèse, la personne de nationalité étrangère ne montrant pas d’intérêt pour la culture majoritaire de son pays d’accueil était plus négativement perçue. Au-delà des attitudes, cette perception d’adoption culturelle influencerait également les comportements ! En effet, Anier et collaborateurs (2018) ont montré dans des études menées en France que la perception d’une adoption de la culture majoritaire par les personnes issues de l’immigration amenait à moins de comportements discriminatoires à leur encontre, manifestés en l’occurrence par plus de subsides alloués à des associations aidant des personnes nouvellement arrivées sur le territoire français.
Pourquoi une telle différence de jugement et cette valorisation d’un conformisme culturel ? Ces attitudes trouveraient notamment leur origine dans la manière dont les sociétés d’accueil définissent les frontières de leur identité nationale. La communauté nationale n’est pas (plus) uniquement un ensemble de citoyens et citoyennes possédant les mêmes droits, mais aussi (et surtout) une communauté censée partager une histoire et des valeurs communes. Dès lors, l’inclusion passe par la capacité à démontrer un attachement à la culture majoritaire unissant les membres de cette communauté nationale. Négliger la diversité culturelle pour considérer plutôt la culture majoritaire comme constitutive de l’identité nationale est une pensée qui s’affirme de plus en plus au sein des sociétés occidentales et de leurs politiques d’intégration (Kymlicka, 2001 ; Joppke, 2017). Si cette composante culturelle dans l’identité nationale a été mise en évidence à travers des analyses politiques (voir également, sur le contexte français, les recherches d’Hajjat, 2012), des travaux en psychologie sociale ont également souligné le rôle central des critères culturels dans la définition donnée par les citoyens européens à leur identité nationale (Reijerse et coll., 2013). Une personne issue de l’immigration se conformant à la culture majoritaire serait dès lors perçue comme plus proche des sociétés d'accueil d’un point de vue identitaire, voire plus motivée par l’envie d’appartenir à cette communauté nationale.
Qu’en est-il si les personnes sont perçues comme contraintes d’adopter la culture du pays d’accueil comme c’est le cas dans les programmes d’intégration civique ? Pour répondre à cette question, il faut se plonger dans des processus de base de la psychologie sociale. Lorsque nous avons à nous forger une opinion sur autrui à partir d’un comportement, nous cherchons à comprendre les causes de ce comportement en inférant des raisons qui peuvent être soit externes soit internes à l’individu (Heider, 1958). Quand quelqu’un est contraint, nous allons naturellement considérer que cette contrainte est la raison de son comportement, sans aller chercher de motivations propres à l’individu. Or, c’est précisément ce processus d’inférence de motivation identitaire qui amène à percevoir plus positivement les personnes issues de l’immigration se conformant à la culture du pays d’accueil. Dans une étude menée en France et en Suisse, Roblain et collaborateurs (2020) ont testé cette idée en utilisant un design expérimental équivalent à celui présenté plus haut dans l’article (c’est à dire, une retranscription d’une discussion entre deux individus). Les résultats ont montré que les personnes issues de l’immigration étaient significativement moins bien perçues si elles avaient été obligées d’adopter des traits culturels que si elles l’avaient fait de leur propre initiative. Comme attendu, cela s’explique par la perception d’un plus faible attachement à la nation d’accueil lorsque les traits culturels étaient adoptés sous la contrainte. En résumé, si encourager l’adoption culturelle correspond à des attentes des personnes des sociétés d’accueil, forcer cette adoption implique d’autres processus psychologiques amenant, au final, à percevoir les personnes issues de l’immigration adoptant la culture majoritaire comme moins identifiées à cette société d’accueil.
Perspective des minorités issues de l’immigration
Nous venons de voir que les citoyens des sociétés d’accueil s’attendent donc à ce que les personnes issues de l’immigration se conforment en adoptant des comportements et en s’identifiant à cette société d’accueil. Intéressons-nous maintenant aux personnes issues de l’immigration et à leur perspective par rapport à l’adoption de la culture du pays d’accueil. Quelle place prend cette adoption culturelle dans leur trajectoire de vie et plus spécifiquement dans celle des personnes primo arrivantes (à savoir les personnes qui sont arrivées depuis peu de temps sur le territoire, généralement moins de 5 ans) qui sont spécifiquement ciblées par ces dispositifs politiques ? Une abondante littérature s’est penchée sur cette question à travers le concept d’acculturation et les travaux de Berry (1997). À partir des années 70, cet auteur a développé une théorie dans laquelle l’acculturation apparaît comme un processus au cours duquel les individus prennent certaines orientations comportementales et identitaires, appelées « stratégies d’acculturation », pour s’adapter aux enjeux suscités par leur immersion dans un nouvel espace socioculturel. L’adoption de la culture du pays d’accueil et des contacts avec cette société est une des deux dimensions centrales de ces stratégies. Combinée avec un maintien des liens avec leur culture d’origine, cette adoption favoriserait le bien-être des personnes issues de l’immigration. En effet, dans une étude ( méta-analyse) regroupant 83 recherches menées dans différents contextes nationaux, Nguyen et Benet-Martinez (2013) montrent qu’un attachement important à la fois à la culture du pays d’accueil et à la culture d’origine est lié à une meilleure santé mentale et à un plus haut niveau de bien-être. Il semble donc qu’il y ait un vrai intérêt psychologique à l’adoption de la culture du pays d’accueil.
Mais qu’observe-t-on dans les trajectoires de vie des primo arrivants ? Tout d’abord, il n’existe pas qu’une seule manière « d’adopter la culture ». Il est important à cet égard de distinguer les comportements (par ex., les langues parlées ou les comportements alimentaires) et les attachements identitaires (par ex., fierté d’appartenir à la société d’accueil, Schwartz et coll. 2010). Cela n’aurait rien de paradoxal de rencontrer, par exemple, une personne de nationalité étrangère vivant en France, parlant un français parfait, mais ne s’identifiant pas du tout à la société française. Si les membres des sociétés d’accueil voient dans la culture des indicateurs identitaires, en apprendre plus sur la culture majoritaire répond avant tout, pour les personnes primo arrivantes, à des besoins pragmatiques, comme celui de trouver un emploi, d’entrer en contact avec les administrations, etc.
Ensuite, même si peu de données existent sur les intentions acculturatives des personnes primo arrivantes, les études portant sur le sujet soulignent qu’une majorité de ces personnes nouvellement arrivées exprime une volonté d’apprendre la langue et d’en connaitre plus sur la société d’accueil. À titre d’exemple, dans une étude réalisée auprès de demandeurs d’asile syriens et irakiens récemment arrivés en Belgique, les participants ont presque unanimement manifesté une intention d’en apprendre plus sur la culture majoritaire belge (Roblain et coll., 2017). Au-delà de ces tendances générales marquées par une volonté d’adoption des comportement culturels majoritaires, les programmes d’intégration civique ont souvent été développés pour encourager certains groupes jugés comme prioritaires. Parmi ces groupes, les femmes arrivant par le regroupement familial ont fréquemment été ciblées, notamment à cause des représentations réductrices de victimes isolées et en manque d’autonomie, fréquemment véhiculées au sein des politiques publiques et des sociétés d’accueil (Gourdeau, 2015).
Mais à côté de l’adoption de comportements culturels, qu’en est-il des dynamiques identitaires ? De quoi dépendent cet attachement identitaire et ce sentiment de fierté d’appartenir à la société d’accueil ? Ce qu’on observe, c’est que les facteurs essentiels déterminant l’attachement au pays d’accueil sont les expériences de vie dans le pays. On sait par exemple que la discrimination influence fortement la manière dont les personnes issues de l’immigration s’identifient. Plus l’individu sera discriminé ou aura l’impression de l’être, plus ce dernier prendra ses distances par rapport à cette société qui le discrimine et valorisera une autre source d’attachement afin de maintenir une bonne estime de soi (Jasinskaja-Lahti et coll.,2009).
En conclusion, le "bon immigré" serait celui qui se conforme en adoptant les comportements culturels majoritaires de son pays d’accueil, mais aussi en manifestant un attachement et une loyauté à cette société. Bien évidemment, ces programmes et tout autre dispositif visant à s’assurer que les personnes primo arrivantes apprennent les codes culturels et la langue du pays d’accueil, fournissent des outils leur permettant de répondre aux défis de leur inclusion sociale et économique. Cependant, si la priorité politique se situe dans l’inclusion dans la communauté et la volonté de voir les populations issues de l’immigration s’attacher à leur pays d’accueil, les décisions politiques ne doivent pas porter sur l’imposition de comportement, mais bien sur une lutte efficace contre la discrimination et les messages d’exclusion. D’un point de vue psychologique, il y a fort à douter que cet objectif d’inclusion identitaire puisse être atteint par la demande d’adhésion à un « contrat d’engagement pour le respect des valeurs de la République et des exigences minimales de la vie en société »[1] comme le soutient le projet de loi français « confortant les principes républicains ».
Références
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