La vulgarisation de la psychologie sociale peut-elle faciliter l’exercice de l’esprit critique ?

La vulgarisation de la psychologie sociale peut permettre au plus grand nombre de prendre connaissance de théories générales décrivant des phénomènes que seule la science peut mettre en évidence. L’article défend que la psychologie sociale facilite l’exercice de l’esprit critique tant qu’elle reste à l’abri des idéologies.

La vulgarisation (en anglais popularization) est l’action de communiquer à un public non spécialiste les connaissances établies par une science. In-Mind francophone est la première revue dédiée à la vulgarisation de la psychologie sociale dans notre langue, et, en occupant cet espace unique, elle comble certainement un manque perçu par beaucoup de collègues. De nos jours, l’éducation aux sciences dites dures (physique, chimie, astrophysique) ne rencontre plus guère de résistances ; on ne compte plus les émissions de télévision consacrées à vulgarisation de la science (C’est pas sorcier, Ramène ta science, On n’est pas que des cobayes…). En ce qui concerne la psychologie sociale, discipline encore récente, les enjeux sont plus complexes, même si de nombreuses démarches de vulgarisation existent déjà et doivent être saluées (la chaîne YouTube Horizon Gull, le podcast Milgram de Savoir, le blog Nous et Les Autres). In-Mind constitue un nouvel outil et se donne les moyens d’offrir la meilleure diffusion et la meilleure réception possible du savoir. Nous analyserons ici les enjeux inhérents à la vulgarisation de la psychologie sociale qui peuvent être différents en fonction des objets que notre discipline aborde.

Enjeux politiques de la vulgarisation

La diffusion d’un savoir scientifique pourrait a priori être considérée comme un acte dénué d’enjeu politique, ne répondant en somme qu’à une demande spontanée de curiosité intellectuelle de la part d’un public qui aurait besoin de s’emparer d’une forme nouvelle de savoir. Toutefois, comme l’analyse Chappey (2006), l’écriture de la science elle-même ne saurait être dissociée du public auquel elle s’adresse et du contexte social et politique dans lequel elle est produite. Elle ne doit pas être considérée comme un objet totalement autonome. Selon cet auteur, nous n’aurions pas affaire aux mêmes pratiques ni aux mêmes contenus scientifiques selon que l’on est un partisan de la « science sévère » (de nature fondamentale et se partageant entre pairs) ou de la science « utile », qui s’inscrit dans un espace social plus large et qui a vocation d’animer le débat public. Comme nous le verrons, la réceptivité et la taille du public-cible de la vulgarisation de la psychologie sociale dépend en partie de la nature des phénomènes étudiés par les chercheurs, et, paradoxalement, la vulgarisation des contenus qui n'ont pas de vocation utile a priori pourrait avoir le potentiel de diffusion le plus large...

Dans cet article, j’analyserai le lien entre la vulgarisation de la psychologie sociale et l’exercice de l’esprit critique, une forme de pensée consistant à faire usage d’une méthode rigoureuse pour évaluer l’exactitude d’une proposition, plutôt que de l’admettre pour toute autre raison, notamment par soumission à un dogme. Afin de sensibiliser la population à l’exercice de cet esprit critique, la vulgarisation du savoir psychosocial doit inclure la présentation des méthodes qui ont permis de le construire, sous peine d’être reçu comme une opinion parmi d’autres. C’est donc un véritable enjeu politique que de sensibiliser un large public à une démarche scientifique, là où il pourrait avoir le sentiment que l’intuition personnelle est suffisante. Nous distinguerons ici trois formes de vulgarisation de la psychologie sociale correspondant à trois types de relations que notre discipline entretient avec l’exercice de l’esprit critique. 

Vulgariser des connaissances scientifiques sur le fonctionnement humain

Dans un premier sens, la vulgarisation du savoir scientifique a pour objectif l’élévation du niveau de connaissance de la population. Ici, le seul enjeu politique que comporte la vulgarisation réside dans l’opportunité ou non de rendre accessible ce savoir à un large public. Diffuser la connaissance scientifique dans la population a incontestablement des conséquences politiques : élévation générale de l’esprit critique, scepticisme accru envers les arguments d’autorité ou les dogmes. Toutefois, ces conséquences ne proviennent pas du contenu même de cette connaissance, qui, en tant que tel, ne comporte aucune préconisation de nature explicitement politique. Apprendre qu’un objet ne tombe pas au sol à cause de ses propriétés intrinsèques, mais parce qu’il est soumis à la gravitation universelle permet de voir le monde physique sous un jour nouveau. La diffusion du savoir scientifique psychosocial peut répondre exactement aux mêmes enjeux. Par exemple, les effets de simple exposition, de dissonance cognitive, définissent un savoir construit à partir de la méthode expérimentale, démontrant clairement que les gens ont une préférence spontanée pour ce qui leur est familier et qu’ils ont tendance à ajuster leurs idées en fonction de leurs actes.  Pour schématiser, on dira que la diffusion d’un savoir psychosocial de cette nature contribue à élever le niveau de culture générale de la population. Ce type de vulgarisation de la psychologie sociale concerne les savoirs fondamentaux, les processus conçus comme universels dont les lecteurs pourraient découvrir l’existence. Il concerne un savoir psychosocial abordable pour tout public, quelles que soient ses croyances ou ses valeurs, il possède probablement le potentiel de diffusion le plus large. Toutefois, il ne résume pas tous les enjeux que comporte la vulgarisation de notre discipline.

Vulgariser des connaissances scientifiques qui se confrontent aux croyances

Notre discipline investit souvent des domaines où les opinions sont déjà construites. Elle s’applique en effet à des domaines riches en enjeux sociaux et sociétaux, comme le racisme, le sexisme ou l’accueil des étrangers. Dans ces circonstances, la vulgarisation du savoir psychosocial a une fonction sociale très différente de la précédente. Si le chercheur peut avoir une relative neutralité quand il vulgarise des savoirs fondamentaux, il devient, avec ou sans sa volonté, un acteur du débat public quand il aborde de tels sujets. L’enjeu de la vulgarisation est de montrer que notre discipline investit scientifiquement des objets qui semblent pourtant se situer seulement dans le domaine des valeurs politiques ou morales. Le destinataire d’un travail de vulgarisation de ce type, rarement vierge d’idées sur ces questions, pourra y trouver une confirmation à un engagement ou au contraire la réfutation de certaines conclusions n’allant pas dans le sens de ses valeurs. Les travaux de psychologie sociale qui abordent ces questions feront l’objet du mécanisme bien connu d’exposition sélective (Albarracín et al., 2009), ce qui pourrait entraver leur large diffusion. Plus encore que les domaines de recherches que les gens découvrent (simple exposition, dissonance cognitive, catégorisation sur des critères minimaux, etc.), les méthodes ayant permis d’aboutir à ces conclusions sur des sujets sociétaux doivent être rendues accessibles au grand public. L’enjeu de la vulgarisation de ces travaux est de montrer qu’ils sont construits à partir de paradigmes rigoureux qui permettent leur réfutation et un débat de nature scientifique. Une vulgarisation pleine et entière de la psychologie sociale devrait favoriser une évaluation relativement détaillée des méthodes de la recherche afin de maximiser le niveau de confiance dans les conclusions obtenues, ce problème étant central pour la crédibilité de la discipline tout entière (Klein et al., 2012). Notre discipline facilite l’organisation de confrontations ayant un arrière-plan idéologique sur le terrain des paradigmes scientifiques, alors qu’ils sont le plus souvent tranchés par l’éloquence ou le rapport de force politique. Prenons l’exemple de l’effet Pygmalion, qui met en évidence expérimentalement que les enseignants peuvent confirmer des préjugés infondés et produire, dans une certaine mesure et indépendamment de leur volonté, des échecs scolaires. Cette conclusion a bien entendu des retombées politiques et tend à pointer la responsabilité des enseignants dans les difficultés scolaires. Le simple rejet de cette conclusion au prétexte qu’elle est déplaisante sur le plan idéologique (on peut préférer une vision traditionnelle de l’enseignement et considérer que globalement les professeurs détectent correctement les talents des élèves) n’est pas suffisant ; une démonstration alternative s’impose. De fait, certains travaux défendant une approche réaliste montrent que l’effet Pygmalion doit être fortement relativisé (Jussim et al., 1996). On peut faire le pari raisonnable qu’une démarche plus scientifique sur des thèmes ayant de fortes implications politiques a le potentiel d’élever de manière très significative la qualité du débat public. En ce sens, la psychologie sociale qui aborde des sujets sociétaux participe aussi à la formation de l’esprit critique.

Vulgariser des connaissances scientifiques ayant un arrière-plan idéologique

Dans les deux premiers sens, la formation de l’esprit critique provient de la simple prise de connaissance par le grand public de travaux scientifiques. Dans une dernière acception, la formation de l’esprit critique correspond à un projet politiquement orienté ; il prend alors une coloration polémique. Certains chercheurs font en effet le choix d’étudier des croyances politiques qui seraient la conséquence de phénomènes divers - biais cognitifs, intolérance à l’ambigüité, sensibilité à la rumeur, besoin de différenciation - mais ayant comme point commun d’entraver l’exercice de l’esprit critique. C’est le cas notamment des travaux sur le conspirationnisme qui font entrer de plain-pied la psychologie sociale dans l’arène politique, surtout s’ils sont vulgarisés. Le néologisme « conspirationnisme » a pour fonction de qualifier par la négative une croyance politique jugée indésirable. Par conséquent, comme le font remarquer Butter et Knight (2015), il est vain d’espérer des travaux axiologiquement neutres sur cette question, vu que le terme « conspirationnisme » n’est pas neutre lui-même et que son utilisation dans la vie politique ne doit rien à un savoir psychosocial. Sa définition en tant qu’objet d’étude psychosocial autonome est donc probablement impossible, au point que certains (p. ex., Bratich, 2008) suggèrent d’étudier plutôt comment la vie politique tout entière produit cette notion, ainsi que les tensions sociales (en particulier la disqualification des discours alternatifs) qui lui sont associées. En étant partie prenante de ce projet de lutte contre ledit conspirationnisme, les psychologues sociaux assument donc une prise de position politique [1]. La vulgarisation des travaux de ce champ (comme ceux sur la «  radicalisation ») ne peut prétendre à l’universel, puisque les individus qui se reconnaissent peu ou prou comme « conspirationnistes » y verront une stigmatisation de leur démarche (Lantian et al., 2018) et/ou une attaque provenant d’un ennemi politique. Les enjeux inhérents à la vulgarisation des travaux sur le conspirationnisme se situent à l’exact opposé du premier type de vulgarisation que nous avons défini : il ne s’agit pas de diffuser un savoir général susceptible de transcender les appartenances politiques, mais d’apporter une caution scientifique à un camp politique. 

Quelques illustrations

À l’heure où j’écris ses lignes, nous apprenons la disparition de Jean-Léon Beauvois qui, avec Robert Vincent Joule, a fait beaucoup pour la vulgarisation de notre discipline. Pourquoi un tel succès de leur livre Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens ? (Joule & Beauvois, 2004). Le titre de cet ouvrage y est sans doute pour quelque chose. Le terme « manipulation », loin de désigner une technique immorale maniée par des individus cyniques, correspond en fait à une réalité beaucoup plus large et peut être pratiquée par les honnêtes gens, quelques fois sans le savoir. Ce succès de vulgarisation s’explique par l’intérêt potentiel de la population générale pour les mécanismes généraux de la psychologie sociale. Il illustre parfaitement la première forme de vulgarisation évoquée dans cet article. Les lecteurs du Petit traité prennent connaissance des théories de l’engagement et de la dissonance cognitive et comprennent probablement d’emblée la vocation universelle et l’utilité pratique de ces dernières. De la même manière, le documentaire Le Jeu de la mort, adaptation de la recherche de Milgram sous forme de jeu télévisuel, met en scène de manière saisissante un mécanisme d’emprise auquel tout le monde est susceptible d’être confronté. Il ne consiste évidemment pas à désigner à la vindicte des sujets obéissants et potentiellement criminels. Aussi, ce film à présent largement disponible est un outil précieux de vulgarisation de la psychologie sociale.

La vulgarisation des travaux de psychologie sociale dans le domaine appliqué recouvre notre deuxième type de vulgarisation. En effet, les champs d’application de la psychologie sociale que sont la justice, le travail, l’éducation ou la santé sont encore trop peu investis par notre discipline. Or, certaines pratiques professionnelles se fondent sur des croyances (voire des idéologies) qu’il est parfois utile d’interroger. Dans leur ouvrage de référence sur les applications de la psychologie sociale, Buunk et Van Vugt (2013) proposent une démarche à destination des professionnels, allant de la définition d’un problème jusqu’à la mise en place de solutions pour le traiter. Ces auteurs montrent clairement que le savoir psychosocial offre une grille d’analyse des problèmes permettant de confirmer, d’enrichir ou de remettre en cause certaines pratiques professionnelles (s’il est avéré qu’elles risquent d’être contre-productives). Les travaux de psychologie sociale, s’ils n’ont pas pour finalité directe de modifier les pratiques professionnelles, fournissent des outils d’analyses de ces pratiques, ainsi que les moyens de les évaluer. En guise d’exemple, particulièrement saillant dans le contexte politico-sanitaire actuel, notre discipline a beaucoup à dire sur le rôle de la peur dans l’efficacité des campagnes de prévention en santé. Si le sens commun porte à croire qu’une campagne de prévention sera d’autant plus efficace qu’elle est associée à une forte charge émotionnelle, les travaux menés dans ce champ nous montrent que la relation entre le niveau de peur et l’acceptation des préconisations est loin d’être systématique, et que, parfois, la peur est contre-productive (p. ex., Witte, 1994). C’est pourquoi In-Mind francophone peut, en plus de contribuer à élever le niveau de connaissance générale et l’esprit critique de la population, permettre aux professionnels d’évaluer leur pratique à l’aune de la connaissance scientifique.

 


[1] La sortie du film Hold-up (considéré comme conspirationniste par une bonne partie des médias installés) a indéniablement permis de mettre en évidence la réactivité politique de certains psychologues sociaux. Pour l’occasion, ils se sont adressés au grand public, aussi bien dans le but de lui indiquer comment fonctionne le conspirationnisme (volet scientifique) que de lui conseiller comment agir face à un convive qui approuverait le message du film (volet militant).

 

Patrick Mollaret remercie Olivier Klein et deux experts anonymes pour leurs précieux commentaires sur la première version de ce manuscrit.
 

 

Références

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Bratich, J.Z. (2008).  Conspiracy Panics: Political Rationality and Popular Culture. State University New York Press, Albany.

Buunk, A.P. & Van Vugt, M. (2013). Applying social psychology : from problems to solutions. Sage, Los Angeles.

Butter, M., & Knight, P. (2015). Combler le fossé. L’avenir des recherches sur les théories du complot. Diogène, 1, 21-39.

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Lantian, A., Muller, D., Nurra, C., & Klein, O., Berjot, S., & Pantazi, M. (2018). Stigmatized beliefs: Conspiracy theories, anticipated negative evaluation of the self, and fear of social exclusion. European Journal of Social Psychology, 48, 934–954. 

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