Contre l’avortement, le mariage gay et les brocolis : pourquoi nos convictions morales sont-elles si spéciales ?

Comme nos goûts et nos désirs, nos convictions morales motivent notre conduite : on peut déplacer des montagnes pour dénicher un grand cru, mais aussi pour défendre une grande cause. Mais contrairement à nos goûts et à nos désirs - et même souvent contre eux - nos convictions morales semblent s’imposer à nous de l’extérieur, à la manière des vérités absolues. Mais pourquoi persistons-nous à croire que nos convictions morales sont absolues et infaillibles alors que nous savons que de nombreuses personnes ne les partagent pas ?

Nos convictions morales nous paraissent infaillibles, comme des vérités absolues. Images par Peggy und Marco Lachmann-Anke & Beverly Buckley de Pixabay

Trois amies se retrouvent au restaurant pour passer du bon temps ensemble. Malheureusement, un sujet délicat vient très vite entacher leur bonne humeur : les brocolis. Pour Louise, c’est sûr, il y a des brocolis dans la purée. Manon, qui a eu le temps de savourer le même plat, est formelle : il n’y a pas de brocolis dans la purée. Armée de sa pleine certitude, elle n’hésite pas à mettre en doute la parole de son amie. Clémence reste quant à elle extérieure à cette affaire. Elle n’a pas goûté cette fameuse purée. Elle ne sait donc absolument pas qui a raison ou tort, mais elle est sûre d’une chose : l’une des deux a nécessairement raison et l’autre a nécessairement tort. Après tout, la présence ou non de brocolis dans la purée est une question de fait, pas de goût ou d’opinion. Il existe donc une réponse objective, quoi qu’en pense l’une ou l’autre.

Louise poursuit : « J’en suis sûre, il y a des brocolis dans cette purée. Le brocoli est l’aliment le plus dégoûtant de la terre. Je peux le détecter à des kilomètres. » Le désaccord s’approfondit. Manon rétorque : « Pas du tout ! Le brocoli est excellent tant pour sa texture délicate que pour son goût raffiné. » Clémence, qui n’est toujours pas intervenue, se dit intérieurement : « À quoi bon discuter ? Cette fois-ci, aucune des deux n’a raison ou tort. Le fait que les brocolis soient bons ou pas est une affaire de goût, pas de fait. Comme les opinions, les goûts sont subjectifs. »

Louise, essayant de calmer le jeu, décide de changer de sujet : « Je pense que l’avortement est une monstruosité. Cela devrait être interdit, tout comme le mariage gay d’ailleurs. » Évidemment, ce n’était pas une bonne idée. Tout le monde le sait, les questions qui ont une dimension morale telles que le droit à l’avortement, le mariage gay ou encore l’immigration, les inégalités ou même le véganisme sont à éviter lors des réunions de familles et des discussions entre amis. Mais pourquoi ? Pourquoi est-il si différent de dire que l’on déteste les brocolis et de dire que l’on déteste les immigrés ou le mariage gay ? Après tout, dans le langage de la psychologie sociale, il s’agit dans tous les cas d’attitudes, c’est-à-dire d’évaluations plus ou moins positives ou négatives entretenues à l’égard d’une personne, d’un groupe, d’un objet, d’une idée, etc. (Eagly & Chaiken, 1993).

En essayant de répondre à cette question, la psychologie sociale a fait revivre un débat aussi vieux que la philosophie : les fondements de la morale sont-ils absolus et objectifs ? Ou ne sont-ils que la traduction de désirs et des préférences subjectives ? Mais soyons clairs dès le départ : l’ambition de la psychologie sociale n’a jamais été de donner une réponse définitive à cette question. Ce qu’elle cherche à faire, c’est plutôt de savoir ce qu’en pensent M. et Mme Tout-le-Monde et pourquoi. 

Le bien et le mal semblent absolus

Ce que tendent à penser M. et Mme Tout-le-Monde, c’est que la morale a des fondements absolus, universels, voire sacrés (Skitka, 2010). Si vous demandiez à Louise pourquoi elle pense que l’avortement est immoral, elle vous répondrait sans doute avec dédain : « Mais c’est évident ! C’est mal, c’est tout ! ». Les principes moraux ont ceci de particulier qu’ils sont à eux-mêmes leur propre justification. Leur valeur ne se discute pas, ne se démontre pas, ne s’explique pas, elle s’éprouve (Haidt, 2001).

Dire que les principes moraux sont absolus, c’est donc dire qu’ils ont une valeur en soi. Mais c’est aussi dire qu’ils sont aussi évidents et incontestables que 2 + 2 = 4. Prenons la proposition « l’avortement est immoral ». Si l’on demandait à Louise si cette proposition est vraie, fausse ou s’il s’agit d’une question d’opinion, elle répondrait sans doute que la proposition est vraie. Et si on lui disait que sa voisine a répondu que la proposition est fausse ou que c’est une question d’opinion, Louise dirait que sa voisine a tout simplement tort, tout comme son amie Manon avait eu tort de nier la présence de brocolis dans la purée. La recherche montre que, comme Louise, nous avons tendance à traiter les principes moraux comme des évidences absolues et incontestables, et pour certains même, comme des faits objectifs (Goodwin & Darley, 2012, mais voir aussi Pölzler & Wright, 2019).

Les sciences humaines nous ont appris que, en matière de bien et de mal, ce qui est évident pour nous est souvent loin d’être évident pour les autres et réciproquement. Après tout, la lapidation, la torture, les guerres et même les génocides sont toujours perpétrés au nom du bien. Alors pourquoi percevons-nous nos principes moraux comme étant absolus alors que tout semble indiquer qu’ils sont au contraire relatifs et arbitraires ? La psychologie sociale donne plusieurs réponses complémentaires à cette question intrigante. Nous allons vous en présenter deux. Commençons par la plus simple. 

1. L’absolu est rassurant

Nous avons besoin de donner un ordre et une structure à nos représentations du monde afin de lui donner du sens. Évoluer dans un monde imprévisible et chaotique est hautement anxiogène (Vess et al., 2009). Selon certains chercheurs, donner au bien et au mal la même permanence et la même stabilité que les vérités éternelles est une façon de projeter une structure simple, stable et rassurante sur le monde. Par exemple, Stanley, Marsh et Kay (2020) ont d’abord demandé à leurs participants de répondre à une échelle bien établie de besoin de structure (Neuberg & Newsom, 1993). Cette échelle leur demandait d’évaluer leur degré d’accord avec des propositions telles que « J’aime avoir un style de vie bien structuré » ou encore « Je n’aime pas les situations incertaines ». Ensuite, les participants devaient examiner une série de propositions appartenant à quatre domaines différents : les préférences personnelles (p. ex. « Miles Davis est un meilleur musicien que Britney Spears »), les conventions sociales (p. ex. « Parler à voix haute pendant un cours est autorisé »), la moralité (p. ex. « Voler une banque afin de se payer des vacances au soleil est une mauvaise action ») et les faits (p. ex. « Boston est plus au nord que Los Angeles »). Les résultats indiquent que plus le besoin de structure des participants est élevé, plus ils ont tendance à traiter les questions morales comme des faits, en considérant qu’elles sont soit vraies soit fausses, mais qu’elles ne relèvent pas de l’opinion, et en déclarant que quiconque pense l’inverse a nécessairement tort. Dans une autre étude, ces chercheurs ont créé deux groupes expérimentaux : dans le premier groupe, les participants devaient décrire une situation récente dans laquelle ils n’avaient aucun contrôle alors que dans le second, ils devaient décrire une situation récente dans laquelle ils avaient du contrôle. Les participants dont le sentiment de contrôle avait été menacé expérimentalement se sont mis à adhérer davantage à l’idée consolatrice qu’il existe une morale objective et permanente. Ainsi, tout comme notre foi en Dieu ou dans le gouvernement (Kay et al., 2009), il semble que notre croyance dans le caractère absolu des principes moraux soit une réponse rassurante à la complexité du monde dans lequel nous vivons.

2. L’absolu permet de réguler les relations sociales

Il existe un consensus très large entre les philosophes, les biologistes, les anthropologues et les psychologues sur l’importance de la moralité dans la vie en communauté. Les principes moraux sont des règles de comportements partagées qui permettent à tout un chacun de savoir reconnaître le bien et le mal, le juste et l’injuste et donc de s’orienter dans le monde social (Haidt, 2001 ; Rai & Fiske, 2011 ; Tooby & Cosmides, 2010). Mais pourquoi ces principes moraux auraient-ils besoin d’être perçus comme étant absolus et objectifs pour assurer la coordination sociale ? Après tout, d’autres mécanismes relatifs ou subjectifs peuvent tout aussi bien remplir ce rôle. Prenons par exemple les préférences personnelles. Il va sans dire que nous préférons les gens honnêtes et généreux aux gens malhonnêtes et égoïstes. Si tout le monde se fiait à ses préférences personnelles, les gens ne seraient-ils pas découragés de se comporter de manière indésirable, par peur d’être mis à l’écart ? Pas si sûr. Il persistera toujours une marge de liberté que certains exploiteront pour jouer un double jeu et se présenter sous leur meilleur jour tout en profitant des autres. Et surtout, sans point de repère absolu, comment se mettre d’accord sur ce que signifie « se comporter de manière indésirable » ? Un monde dans lequel chacun possède sa propre définition de ce qui est désirable ou indésirable ne serait-il pas un monde dans lequel chacun voudra imposer ses préférences à tous les autres ?

Il semble donc nécessaire d’avoir des règles communes afin de ne pas faire sombrer la société dans une guerre de tous contre tous. Pourquoi alors les conventions sociales (p. ex. règles de bienséance, code de la route) qui, comme la morale, régulent de manière collective nos comportements en société, ne suffisent-elles pas à assurer la coordination sociale ? Parce que nous les percevons comme arbitraires, dépendantes de la culture ou de l’époque (Turiel, 1983). Nous avons bien sûr de très bonnes raisons de les respecter, mais ces raisons sont essentiellement « externes » : respecter les conventions sociales nous permet de répondre aux attentes du groupe ou d’une autorité établie, de préserver notre réputation, d’éviter la sanction ou l’exclusion, etc. Nous les respectons pour toutes ces raisons, mais est-ce que nous y adhérons intérieurement ? Pas si sûr. Après tout, en l’absence de ces raisons externes, pourquoi irions-nous mettre notre fourchette à gauche de notre assiette ?

Les choses sont bien différentes pour les principes moraux. Percevoir les principes moraux comme absolus, comme ayant une valeur en soi, c’est y adhérer. Et cette adhésion leur confère un pouvoir que les conventions sociales n’ont pas : soumettre chacun de nos faits et gestes, chacune de nos pensées, à l’examen de notre propre conscience. Ainsi, nos principes moraux nous animent de l’intérieur. Et simultanément – puisque nous les percevons comme absolus - ils nous conduisent à exiger des autres qu’ils y adhèrent eux aussi. Ainsi, le caractère absolu de la morale assure une coïncidence entre notre adhésion et l’adhésion d’autrui aux mêmes principes moraux. C’est cette coïncidence qui, de proche en proche, donne aux principes moraux un pouvoir de coordination sociale tel qu’il permet à de vastes groupements humains de vivre en harmonie (Stanford, 2018).

La recherche montre de diverses manières la force et la sincérité de notre adhésion à nos convictions morales. Plus nos attitudes sont enracinées dans des principes moraux (vs. des préférences personnelles), plus elles sont résistantes à la persuasion (Luttrell et al., 2016), à la pression du groupe (Hornsey et al., 2007) ou à l’épreuve du temps (Luttrell & Togans, 2020), et plus elles donnent lieu aux comportements qui lui correspondent, suggérant alors qu’elles ont une sorte de suprématie sur les autres désirs ou motivations (Skitka, 2010). Nous adhérons si fortement à nos convictions morales que ces dernières forment le cœur de notre identité (Ellemers et al., 2013). Récemment, Kaplan, Gimbel et Harris (2016) ont d’ailleurs observé que les aires cérébrales activées lorsqu’on remet en question les convictions morales d’une personne sont les aires qui correspondent à l’identité personnelle. C’est pour cette raison que l’on peut se sentir personnellement attaqué lorsque quelqu’un discrédite nos convictions morales.

Par ailleurs, les résultats empiriques suggèrent que, de fait, nous exigeons des autres qu’ils partagent nos convictions morales (Wright et al., 2008). Nous accorderons plus facilement notre confiance à une personne qui partage nos convictions morales (p. ex. « lui aussi est contre la souffrance animale ») qu’à une personne qui partage nos goûts ou nos habitudes (p. ex. « lui aussi aime le free jazz »). Nos exigences vis-à-vis des autres ne s’arrêtent pas là. Nous attendons d’eux qu’ils n’aient pas l’ombre d’un doute lorsqu’ils expriment leurs convictions morales. Dans une recherche savoureuse, Tetlock et al. (2000) ont demandé à leurs participants de juger Robert, un gérant d’hôpital confronté à un dilemme terrible : choisir entre la vie d’un jeune homme et économiser 1 million de dollars pour son hôpital. Étonnamment, ce n’était pas tant le choix final de Robert qui influençait le jugement des participants que son hésitation : malgré la difficulté du dilemme auquel il devait faire face, Robert était perçu plus vertueux lorsqu’il ne montrait aucun signe d’hésitation. Cela signifie que nous avons tendance à tenir en suspicion les personnes qui ne semblent pas totalement sûres de ce qu’elles pensent. Sans doute parce qu’on doute de leur sincérité. Ainsi, les choix et les comportements réels des autres ne suffisent pas à expliquer la confiance que nous leur accordons. Ce qui compte aussi, c’est qu’ils soient animés de l’intérieur par des convictions morales solides, et si possible, les mêmes que nous.

Nous accordons plus facilement notre confiance à une personne qui partage nos convictions morales qu’à celle qui partage nos goûts ! Images créées par Lluisa Iborra de Noun Project

L’histoire ne s’arrête pas là. Le pendant de la coopération avec ceux qui partagent nos convictions morales, c’est l’opposition inflexible, le rejet et même l’agression de ceux qui ne les partagent pas (Fiske & Rai, 2014). Si nous pensons effectivement que nos principes moraux sont absolus, alors ceux qui n’y adhèrent pas ont tort et doivent le reconnaître, se convertir ou disparaître. Il n’y a pas de place pour la négociation ou le compromis lorsqu’il s’agit du bien et du mal. Des recherches illustrent que les divergences de goûts ou de préférences personnelles sont perçues comme de simples différences et que, au contraire, plus les divergences prennent une dimension morale, plus elles donnent lieu à de l’intolérance et du rejet (Garrett & Bankert, 2018). Lorsque nos identités sociales s’appuient sur des convictions morales, l’amour que nous portons à notre groupe d’appartenance, notre tribu, notre groupe religieux, notre nation, est directement proportionnel à la haine des « autres » (Parker & Janoff-Bulman, 2013). Ce sont deux faces d’une même pièce. L’attachement au groupe et à ses valeurs sacrées est parfois si puissant qu’il peut transcender l’instinct de préservation individuel et conduire au sacrifice ultime. Pour la gloire du groupe, on donne alors sa vie pour mieux atteindre celle des autres (p. ex. attentats suicides, kamikazes). Les conflits ayant une portée morale ou sacrée échappent à toute logique rationnelle et peuvent conduire les personnes impliquées à mener des actions violentes avec une grande ferveur même si elles savent que leur combat est perdu d’avance (Gómez et al., 2017). Pour elles, il ne faut rien lâcher, question de principe. L’histoire regorge de ces épisodes dans lesquels des violences extrêmes allant jusqu’au sacrifice sont perpétrées et justifiées par des systèmes idéologiques prétendant défendre le Bien : le seul et l’unique. Là encore, le caractère absolu des principes défendus sert à réguler les relations aux autres. En attisant l’engagement inconditionnel dans la cause du groupe (héroïsme, sens du sacrifice), et en donnant la certitude que l’ennemi doit être combattu à n’importe quel prix, l’absolu se présente comme un atout majeur dans les conflits violents (Ginges & Atran, 2011). 

De la difficulté de vivre ensemble

Faut-il alors devenir des « relativistes moraux » afin de ne pas tomber dans l’intolérance et la violence ? Pas si sûr. Young et Durwin (2013) ont par exemple montré que les gens avaient deux fois moins de chance de donner de l’argent à une œuvre de charité s’ils avaient au préalable réfléchi à une question sur le relativisme moral (« Êtes-vous d’accord que notre morale et nos valeurs sont façonnées par notre culture et notre éducation? ») plutôt que sur l’objectivisme moral (« Êtes-vous d’accord que certaines choses sont en soi moralement bonnes ou mauvaises indépendamment de l’endroit où l’on se trouve dans le monde ? »). D’autres recherches montrent par ailleurs que les participants à qui l’on a donné à lire au préalable un argumentaire relativiste trichaient davantage à un jeu de loterie que ceux qui avaient lu un argumentaire absolutiste ou ceux qui avaient lu un texte sur la gastronomie (Rai & Holyoak, 2013). Cet effet négatif du relativisme moral sur le comportement a été récemment confirmé dans une vaste série d’études mettant en évidence que, paradoxalement, plus les gens passent de temps à l’étranger, plus ils se comportent de manière immorale parce que leur exposition à des cultures différentes a érodé leur foi dans les fondements absolus du bien et du mal (Lu et al., 2017). Après tout, si le bien et le mal ne nous guident plus, pourquoi ne pas laisser libre cours à nos élans égoïstes ?

Devons-nous défendre nos principes moraux sachant qu’ils peuvent parfois motiver et justifier les pires violences ? Devons-nous les abandonner sachant qu’ils canalisent l’égoïsme et rendent la vie en société possible ? Avant de se précipiter sur une réponse toute faite, précisons d’abord que tous les principes moraux ne se ressemblent pas. Selon le psychologue Jonathan Haidt (2001), nous sommes des créatures morales pluralistes. Nous avons dans notre boîte à outils morale une grande variété de valeurs, parfois incompatibles les unes avec les autres. On peut en compter au moins cinq. Les deux premières - le souci de l’autre et l’équité - permettent de protéger les intérêts de l’individu. Les trois autres - la loyauté au groupe, le respect de l’autorité, et la pureté – permettent la cohésion du groupe (Graham et al., 2013).

Selon Graham et Haidt (2012), les violences idéalistes, c’est-à-dire celles qui sont motivées par nos idées ou nos valeurs, s’élaborent toujours autour d’un récit partagé sur le caractère sacré de notre identité ou de notre groupe. Selon ces psychologues, il est utile de distinguer au moins deux cas prototypiques. Le premier cas est facile à identifier. Il apparaît quand le « nous » se structure autour des valeurs de loyauté, de respect de l’autorité et de pureté. C’est là que l’on trouve les racines de la violence perpétrée par l’extrême droite ou l’intégrisme religieux. Le « nous » est alors glorifié, considéré comme étant supérieur ou plus pur que les autres groupes. Il mérite donc la première place, et ne tolère pas ceux qui lui barrent la route. L’exaltation de l’héroïsme, du contrôle et du sacrifice de soi va alors de pair avec le mépris et la déshumanisation des « autres ». Certaines violences peuvent aussi être liées à des valeurs qui semblent a priori s’opposer à la violence (p. ex. le souci de l’autre, l’équité). C’est le deuxième cas de figure identifié par Graham et Haidt (2012) dans lequel le « nous » trouve son caractère sacré dans son statut de victime. Il s’agit alors de construire un récit dans lequel il est nécessaire de faire justice, de venger les innocents, les oppressés, les dominés, les minorités, quitte à prendre les armes. Cette fois, ce n’est plus la glorification du « nous » qui est à l’origine de la violence mais la haine de « l’oppresseur ». C’est dans ces valeurs que puise la rhétorique des révolutionnaires, des résistants, des antifascistes, des activistes radicaux, etc.

Dans ce cas de figure comme dans le précédent, le « nous » se vit toujours comme le défenseur du Bien. Dans les deux cas, il sacralise un ensemble restreint de valeurs à l’exclusion de toutes les autres. Ainsi, comme le soulignent Graham et Haidt (2012), les formes idéalistes de violence semblent se situer aux antipodes du pluralisme moral. C’est un constat qui peut sans doute nous éclairer. Mais la psychologie sociale n’a pas vocation à nous dire quoi faire ou quoi penser. Elle peut néanmoins nous donner des outils pour mieux comprendre comment nous fonctionnons. À nous d’en faire bon usage.

La thématique de la moralité a une histoire très récente en psychologie sociale. Les publications dans le domaine ont explosé ces dix dernières années, donnant lieu à des questions de recherches très variées, allant du raisonnement au comportement moral en passant par les émotions ou encore par l’identité morale. Tous ces travaux héritent tout autant de travaux antérieurs de la discipline que de la psychologie du développement, de la psychologie cognitive ou encore de la philosophie, des neurosciences ou de la biologie. Les travaux sur les convictions morales présentées dans cet article témoignent donc de la vitalité de la psychologie sociale tout en invitant les psychologues sociaux à revenir aux fondements de la discipline et à questionner à nouveau la notion d’attitude. 

Références

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