Êtes-vous digne de confiance aux yeux de vos collègues ?
La confiance interpersonnelle est un concept sur lequel reposent les relations humaines, et les relations en contexte de travail n’échappent pas à ce constat. Le télétravail, récemment en pleine expansion avec la pandémie COVID-19, illustre cette nécessité de développer la confiance au sein des entreprises. Comment un manager peut-il être assuré de l’engagement et du travail d’un salarié opérant à distance, si ce n’est en lui faisant confiance ? Comment pouvons-nous donner envie à nos collègues de nous faire confiance ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que la confiance ?
Romain travaille sur un rapport à transmettre à son manager avant la fin de la journée, sans quoi son entreprise subira une lourde perte. Malheureusement, une urgence l’oblige à rester chez lui aujourd’hui. Il a deux options : demander à son manager de convertir sa journée de travail en télétravail afin de terminer le rapport chez lui, ou laisser quelqu’un d’autre rédiger le document pour le rendre à temps, quitte à ce qu’il commette des erreurs. Ayant opté pour le télétravail, Romain est inquiet : son manager acceptera-t-il de prendre le risque de le laisser travailler depuis chez lui, sans pouvoir s’assurer de ce qu’il fait ? Ou plutôt : son manager a-t-il confiance en lui ?
Bien qu’essentielle dans les relations humaines, la confiance interpersonnelle comporte son lot de divergences dans la littérature scientifique. La première d’entre elles concerne sa définition : doit-on considérer que l’on fait confiance à autrui dès que l’on perçoit certaines caractéristiques rassurantes ? Ou plutôt que cela implique de prendre un risque à son égard ? Selon Rousseau et collaborateurs (1998), la confiance interpersonnelle se situe entre ces deux étapes. Faire confiance, c’est décider de se rendre vulnérable à autrui en se basant sur des attentes positives[i]. Sur quels éléments cette intention de se rendre vulnérable se construit-elle ?
Un processus qui s’élabore sur la durée
Selon le modèle de Mayer et collaborateurs (1995, voir Figure 1), qui est l’un des modèles de la confiance les plus reconnus, deux facteurs sont à l’origine de la confiance : la disposition à faire confiance, propre à la personne faisant confiance, et les caractéristiques de la cible de la confiance, regroupées sous le terme anglo-saxon trustworthiness (la « dignité de confiance »).
La disposition à faire confiance est la première à intervenir dans l’élaboration de la confiance envers autrui, puisqu’elle guide la décision avant même qu’on connaisse en détail l’autre. Elle renvoie à la faculté des individus à faire naturellement confiance à autrui, qui - à l’instar des traits de personnalité - s’est développée au fil des expériences et varie très peu dans le temps. Ainsi, certaines personnes refuseront par nature de faire confiance tandis que d’autres développeront instinctivement une confiance aveugle. En plus de peu évoluer dans le temps, la disposition à faire confiance est relativement stable à travers toutes les situations. Elle s’oppose ainsi à la perception des caractéristiques de la cible de la confiance qui, elle, varie au fil du temps et des contextes.
Selon le modèle de Mayer et collaborateurs (1995), la dignité de confiance perçue repose sur une définition adoptée par la majorité des chercheurs, qui dénombre trois composantes : l’intégrité, la bienveillance et la compétence perçues chez autrui. L’intégrité renvoie au fait que l’individu adhère à des principes qui semblent acceptables, et qu’il agit en congruence avec ces principes. Ainsi, si Romain accorde une importance toute particulière au fait de travailler au mieux ses rapports et que c’est une valeur que ses collègues appliquent également, ils le considèreront très probablement comme étant intègre. L’intégrité fait directement référence aux opinions et valeurs propres. Ainsi les membres de groupuscules extrémistes, dont les principes peuvent répugner la plupart d’entre nous et donc proscrire toute confiance, se perçoivent-ils entre eux comme étant intègres car ils partagent et appliquent à travers leurs actes les mêmes valeurs. La bienveillance renvoie au fait que quelqu’un montre qu’il veut notre bien et notre réussite, tout en s’intéressant et en pourvoyant à nos besoins de façon désintéressée. Ainsi, les collègues de Romain le percevront-ils comme étant bienveillant s’il prend le temps de s’intéresser à eux et à leurs besoins, si tant est qu’il n’attend rien en retour, bien sûr. Enfin, la compétence renvoie aux capacités de l’individu cible de la confiance dans la situation concernée. Ainsi, si les collègues de Romain savent qu’il rend toujours des rapports de qualité, alors ils n’auront aucun mal à conclure qu’il dispose des capacités nécessaires pour travailler de façon indépendante, et lui feront donc plus facilement confiance dans cette situation précise.
Prise de risque comportementale
Deux leviers sont donc possibles pour comprendre comment les collègues - dont le supérieur - de Romain peuvent être amenés à lui faire confiance : leur propre disposition à faire confiance et certaines caractéristiques qui témoignent que Romain est digne de confiance. Néanmoins, la puissance de ces deux leviers se compense au fil du temps. Au fur et à mesure des interactions avec autrui, on accumule des informations sur ses caractéristiques et l’on a de moins en moins besoin de s’en remettre à sa disposition à faire confiance. Ainsi, plus les collègues de Romain en sauront sur son intégrité, sa bienveillance et sa compétence à travers des interactions répétées, plus ils sauront s’ils peuvent lui faire confiance, et ce indépendamment de leur disposition initiale (Cherry, 2015).
La décision de faire confiance se traduit par une prise de risque comportementale : si le manager de Romain accepte l’idée qu’il peut s’en remettre à Romain, la prochaine étape sera pour lui de prendre un risque concret en acceptant sa demande de télétravail. Ce passage de la décision au comportement peut néanmoins être empêché, selon la situation, par l’intensité du risque perçu. Si le rapport de Romain représente un enjeu crucial pour la survie de l’entreprise, son supérieur percevra un risque élevé et aura davantage de réticence à prendre ce risque. Au contraire, s’il s’agit d’un document routinier, qui implique un enjeu minime, le risque semblera moindre et le manager n’aura aucune raison de ne pas accepter la demande de télétravail.
Cette prise de risque si elle a lieu engendre des conséquences qui, selon qu’elles sont positives ou négatives, renforcent ou amoindrissent la considération qu’autrui est digne de confiance. De fait, si le supérieur de Romain accepte sa demande de télétravail, deux cas de figure se présentent : soit il a réalisé un travail de qualité alors qu’il travaillait de chez lui, soit il a échoué et rendu un rapport imparfait, aux conséquences désastreuses pour son entreprise. Dans le premier cas, son supérieur percevra chez Romain davantage d’intégrité, de bienveillance et de compétence qu’au moment où il a pris la décision de faire confiance à Romain, et lui fera donc encore plus facilement confiance à l’avenir. Dans le second cas, c’est tout l’inverse qui se produira.
Cultiver les bénéfices de la confiance
Donner à autrui l’envie de faire confiance relève de processus relativement difficiles à mettre en pratique, qui demandent du temps et beaucoup d’énergie. Pourtant, le jeu en vaut largement la chandelle. De manière générale, on sait que la confiance des salariés envers leurs collègues - responsables y compris - permet de développer un « climat de confiance » au niveau de l’équipe (Jiang & Probst, 2015). Cette confiance entraîne davantage d’attitudes positives au travail, de coopération, de motivation et donc une productivité accrue (Jones & George, 1998 ; Clément et coll., 2020). On sait également que la confiance entre salariés et responsables augmente la satisfaction au travail des salariés, leur engagement envers leur entreprise, permet une plus grande inclusion des salariés dans les prises de décisions ainsi qu’une plus grande adaptation face aux changements organisationnels (voir par exemple Frisou, 2000). Au-delà de ces considérations d’ordre professionnel, la confiance joue un rôle primordial au niveau individuel, en préservant notamment le bien-être et la santé mentale des salariés (Tănase et coll., 2012).
La confiance est donc un élément central dans les relations humaines. Développer un climat de confiance au sein des équipes de travail constitue un enjeu important. Certaines pratiques de renforcement d’équipes (ou team building) peuvent notamment être mises en place par les managers afin de faciliter le développement de relations de confiance au sein de leur équipe, et par extension leur cohésion et leur communication (voir Tannenbaum et coll., 1992, cité dans Dirks & Ferrin, 2001 ; DiMeglio et coll., 2005).
Préserver la confiance au sein d’un système peut néanmoins vite s’avérer très délicat. Alors que la confiance interpersonnelle demande généralement beaucoup de temps et d’interactions positives pour se développer, elle n’en est pas moins fragile. Kramer (1999) évoque plusieurs raisons à cette fragilité, dont le fait que l’on remarque plus facilement les événements négatifs que les événements positifs, et qu’un événement négatif influence davantage notre jugement d’autrui qu’un événement positif. Concrètement, cela implique que si la grande qualité des rapports rendus jusqu’alors par Romain n’était pas forcément remarquée par ses collègues ou son supérieur, la petite erreur qui s’est glissée dans sa dernière production a au contraire immédiatement été détectée. Cette dernière sera forcément prise en compte le jour où se posera la question de savoir si Romain est digne confiance ou non.
Cela étant, tout le monde (ou presque) a droit à une seconde chance. Kim et collaborateurs (2004) se sont intéressés à la façon dont un individu, après avoir commis une faute, peut restaurer la confiance qui lui était initialement accordée. Les résultats sont unanimes : les individus ayant commis par le passé une faute de moralité (c’est-à-dire une faute commise intentionnellement, pour en tirer un quelconque profit) ont tout intérêt à nier les faits. Au contraire, les individus ayant commis une faute de compétence (c’est-à-dire une erreur lors de la résolution d’une tâche par manque de connaissances sur le sujet) ou dont l’interlocuteur détient la preuve de la culpabilité, ont tout intérêt à reconnaître leur erreur, à demander pardon et à promettre que cela ne se reproduira plus. De manière générale, faire preuve de remord permet d’attester de son repenti.
Vers une extension du modèle de Mayer et collaborateurs (1995)
Bien qu’étant une excellente base pour comprendre la confiance interpersonnelle de manière générale, le modèle de Mayer et collaborateurs (1995) est un modèle simplifié qui passe sous silence certains facteurs influençant la confiance. Ainsi, Burke et collaborateurs (2007) proposent un modèle de la confiance interpersonnelle impliquant d’autres facteurs comme la réputation de la cible, ou encore le climat qui règne au sein de l’équipe de travail et de l’entreprise. Plus récemment, Massey et collaborateurs (2019) ont élaboré un modèle basé sur une confiance bidimensionnelle avec la confiance affective, qui découle de la bienveillance perçue chez autrui, et la confiance cognitive, qui découle de sa compétence perçue. Ils proposent également de nouveaux déterminants de la confiance tels que le pouvoir et l’interdépendance des parties ou leurs similarités socioculturelles, ainsi que de nouvelles conséquences telles qu’une perception accrue de l’efficacité de la relation au travail ou encore la diminution du nombre de conflits entre les parties. Notons que ces modèles de la confiance ne représentent qu’une partie sélective de ceux actuellement présents dans la littérature.
Comment susciter la confiance ?
La confiance repose en grande partie sur la perception d’autrui (de l’intégrité, de la bienveillance et des capacités dans une situation précise), une perception qui évolue au fil du temps et des interactions. Or, si la disposition à faire confiance peut effectivement influencer la décision de faire confiance ou non dans un premier temps, son effet diminue au fil du temps. Il est pertinent de multiplier les interactions positives avec une personne sur la durée afin de lui montrer les qualités techniques (la compétence) et humaines (la bienveillance), en s’intéressant à ses besoins et en essayant d’y répondre par exemple. Sans oublier l’intégrité, en se montrant attaché et fidèle à des principes communs.
Si les rapports au travail paraissent moins adaptés à ce type de stratégies, on peut proposer à son manager de mettre en place des activités de renforcement d’équipe, dans l’optique d’améliorer la confiance au sein de l’équipe, mais également son efficacité. Hormis les arguments humanistes et économiques, il faut souligner que la confiance va s’avérer de plus en plus importante au regard du développement de nouvelles pratiques de travail comme le télétravail ou le jobsharing.
Et que se passe-t-il si l’on a trahi la confiance qu’une personne nous accordait ? Rien n’est perdu ! Il faut alors comprendre pourquoi le comportement a suscité cette perception de trahison de la confiance. Si on a commis une faute de compétence, l’assumer et présenter des excuses permettra de recoller au moins en partie les morceaux. On ne saurait que trop recommander de réfléchir à deux fois avant de commettre une faute de moralité : pourquoi trahir délibérément la confiance de l’entourage, alors que celle-ci est si précieuse ?
Références
Bromiley, P. & Cummings, L. L. (1995). Transactions costs in organizations with trust. In R. Bies, B. Sheppard & R. Lewicki (Eds.), Research on Negotiations in Organizations, 5, 219–247. JAI Press.
Burke, C. S., Sims, D. E., Lazzara, E. H., & Salas, E. (2007). Trust in leadership: A multi-level review and integration. Leadership Quarterly, 18(6), 606–632. https://doi.org/10.1016/j.leaqua.2007.09.006
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Clément, L., Fernet, C., Morin, A. J. S., & Austin, S. (2020). In whom college teachers trust? On the role of specific trust referents and basic psychological needs in optimal functioning at work. Higher Education, 80, 511–530. https://doi.org/10.1007/s10734-019-00496-z
DiMeglio, K., Padula, C., Piatek, C., Korber, S., Barrett, A., Ducharme, M., Lucas, S., Piermont, N., Joyal, E., DeNicola, V., & Corry, K. (2005). Group cohesion and nurse satisfaction examination of a team-building approach. The Journal of Nursing Administration, 35(3), 110-120. https://doi.org/10.1097/00005110-200503000-00003
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Jiang, L., & Probst, T. M. (2015). The relationship between safety–production conflict and employee safety outcomes: Testing the impact of multiple organizational climates. Work & Stress, 29(2), 171–189. https://doi.org/10.1080/02678373.2015.1032384
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Zaheer, A., McEvily, B., & Perrone, V. (1998). Does trust matter? Exploring the effects of interorganizational and interpersonal trust on performance. Organization Science, 9(2), 141-159. https://doi.org/10.1287/orsc.9.2.141