Télévision et troubles cognitifs du jeune enfant : la réponse à quatre questions clés

D’après ce que l’on peut souvent lire ou entendre sur le sujet, plus un enfant regarde la télévision et plus il développe des troubles du langage, du vocabulaire, de l’attention… Est-ce réellement ce que démontrent les études scientifiques ? Les résultats des recherches consacrées à l’impact de la télévision sur le fonctionnement cognitif sont en réalité beaucoup plus nuancés.

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La télévision, dangereuse pour les enfants ? Images de Creative Stall (TV en haut à gauche), Wira Wianda (TV en bas à gauche), Milinda Courey (visage au centre), andrewcaliber (point d’interrogation à droite) provenant de Noun Project.La télévision, dangereuse pour les enfants ? Images de Creative Stall (TV en haut à gauche), Wira Wianda (TV en bas à gauche), Milinda Courey (visage au centre), andrewcaliber (point d’interrogation à droite) provenant de Noun Project.

Quatre questions clés ont fait le buzz ces dernières années sur les réseaux sociaux et dans d’autres médias[i] : des recherches scientifiques auraient montré que la télévision entraînerait certains effets néfastes sur les plus petits et leur développement neurocognitif, en particulier un retard d’acquisition du vocabulaire, des troubles de l’attention, des troubles du langage et de la concentration. Avec la rigueur du psychologue scientifique, nous avons analysé plus en détail les recherches sur ces quatre questions clés, avec des réponses évidemment plus nuancées. De quoi rassurer les parents.

1. Un enfant qui regarde la télévision va-t-il prendre du retard d’acquisition du vocabulaire ?

Vous avez certainement entendu l’affirmation selon laquelle la télévision aurait un effet néfaste sur l’acquisition du langage et du vocabulaire chez l’enfant. Qu’indiquent réellement les recherches scientifiques à ce sujet ? Une étude publiée par Linebarger et Walker (2005) a révélé que les enfants de deux ans et demi connaissent en effet en moyenne 9 mots de moins – résultat lié avec un temps important passé devant la télévision (les enfants de cet âge regardent en moyenne la télévision 7 h par semaine). Il ne faut cependant pas s’arrêter à ce constat, car Linebarger et Walker vont plus loin dans leurs investigations, en démontrant que le contenu des programmes visionnés par les enfants doit être considéré dans les analyses : alors qu’une émission comme les « Télétubbies » est corrélée en moyenne à 10 mots de vocabulaire en moins, on compte 13 mots de vocabulaire en plus chez les enfants qui regardent « Dora l’Exploratrice » ! En outre, les résultats ne révèlent pas de lien (ni positif, ni négatif) entre le vocabulaire et le visionnement de films Disney. Conclure que la télévision est nécessairement mauvaise est donc une erreur, puisque (1) certaines émissions sont associées à un vocabulaire plus important, (2) ces résultats rapportent des variations tournant autour d’une dizaine de mots, différence qui reste marginale, vu que plusieurs centaines de mots sont maîtrisés par l’enfant à cet âge et (3) le lien entre télévision et vocabulaire mis en évidence dans cette étude, comme dans beaucoup d’autres, ne permet pas de conclure à une relation de causalité. Est-ce la télévision qui entraîne une variation de vocabulaire, ou faut-il en déduire que c’est le niveau lexical de l’enfant et les programmes choisis et/ou conseillés par ses parents qui l’orientent vers telle ou telle émission ? L’objectif n’est pas d’encourager les parents à laisser un enfant regarder des dessins animés pendant le temps qu’il veut. Cependant, les messages alarmistes concernant l’impact de la télévision se focalisent trop souvent sur les mots possiblement perdus, et beaucoup plus rarement sur un potentiel gain associé à certains types de programmes visionnés par l’enfant. Ce phénomène est bien connu en psychologie, c’est un biais de confirmation, qui consiste à se concentrer uniquement sur les informations qui vont dans le sens de ce que l’on pense ou de ce que l’on veut démontrer (ici, par exemple, considérer que la télévision est nécessairement mauvaise). Sachez enfin que regarder un dessin animé avec un enfant et parler du contenu avec lui peut nuancer ces résultats, grâce à ce que l’on nomme « l’attention conjointe ». Madigan et ses collaborateurs (2019) insistent sur ce point dans une méta-analyse qui suggère que les capacités langagières sont meilleures lorsque les programmes sont choisis et visionnés avec l’enfant, en particulier chez les plus âgés d’entre eux, même si, encore une fois, une limite de l’étude (mentionnée par les auteurs eux-mêmes) concerne l’impossibilité d’établir un lien direct de cause à effet. Dans l’ensemble, le meilleur conseil à donner aux parents est d’accompagner l’enfant lorsqu’il regarde un dessin animé, plutôt que de les enjoindre d’éteindre les écrans et de les culpabiliser. Le fait de faire quelque chose ensemble et de porter attention à la même émission pendant une durée raisonnable est un vrai moteur de développement de l’enfant, quel que soit le programme visionné.

Conclure que la télévision est nécessairement mauvaise est une erreur, puisque certaines émissions sont associées à un vocabulaire plus important. Illustration : à gauche des Teletubbies par The Lowry sur Flickr (Copyright BBC), au centre de Dora l’exploratrice par Eric Havir de Flickr, et à droite de Disney par Miweebo de PxHere.  Conclure que la télévision est nécessairement mauvaise est une erreur, puisque certaines émissions sont associées à un vocabulaire plus important. Illustration : à gauche des Teletubbies par The Lowry sur Flickr (Copyright BBC), au centre de Dora l’exploratrice par Eric Havir de Flickr, et à droite de Disney par Miweebo de PxHere.

2. Trop regarder la télévision peut-il entraîner des troubles de l’attention ?

Les liens possiblement délétères entre télévision et attention chez l’enfant constituent une autre question récurrente, avec une réponse scientifique pourtant claire datant de plus d’une décennie ! D’après une étude menée par Foster et Watkins (2010) auprès de quelque 1100 enfants de 7 ans, il existe bien un lien entre les déficits attentionnels (mesurés à l’aide d’un questionnaire permettant de déterminer le niveau d’hyperactivité de l’enfant) et le temps passé devant la télévision. Un déficit réel n’est observé qu’auprès d’une minorité d’enfants qui regardent la télévision plus de 7 heures par jour. Ce lien est donc effectivement présent. Néanmoins, nous ne parlons pas de quelques minutes passées à regarder un dessin animé ni de la durée habituelle d’un film. Cette étude, comme beaucoup d’autres, repose sur une analyse de corrélation, dans laquelle on met en rapport deux mesures, à savoir le temps d’exposition à la télévision et les capacités attentionnelles des enfants. On ne peut donc pas, d’un point de vue méthodologique, rapporter un lien de cause à effet entre ces deux mesures. Il s’agit en fait d’une relation causale : corrélation ne signifie pas causalité. Le biais cognitif (un « raccourci » de la pensée qui peut parfois nous induire en erreur) est tentant et simplifie de façon erronée les résultats publiés. L’étude de Foster et Watkins ne permet donc pas de répondre à la question suivante : « Est-ce la télévision qui génère des déficits attentionnels, ou est-ce que les enfants qui présentent des déficits attentionnels sont plus attirés que les autres par la télévision ? ». Les auteurs mentionnent cette limite dans leur discussion, mais il est malheureusement fréquent d’inférer un lien de cause à effet entre télévision et attention ; ce serait ici une erreur de raisonnement. En outre, les auteurs révèlent que le lien entre télévision et troubles attentionnels diminue de façon importante lorsque les niveaux socioculturel et socioéconomique de la famille sont considérés dans les analyses. Les auteurs avancent l’hypothèse que les enfants issus de familles les plus en difficulté seraient plus exposés à la télévision et auraient moins d’occasions d’être sollicités par des activités ludiques, ce qui pourrait expliquer de moins bons résultats aux tests. Une étude publiée en 2021 a d’ailleurs permis de réanalyser les données obtenues auprès de plus de 2000 participants (McBee et coll., 2021). Une approche particulière a été proposée, via des tests statistiques faisant appel à plusieurs centaines de modèles différents (848 au total). Seulement moins de 20 % des résultats conduisaient à la mise en évidence d’un lien significatif entre durée d’exposition à la télévision et troubles attentionnels. Ces résultats se veulent donc rassurants et n’apportent pas de preuves d’un effet délétère de la télévision sur les capacités cognitives. Encore une fois, le facteur important semble davantage en rapport avec le type de contenu visionné et l’environnement familial, lequel doit autant que faire se peut stimuler les enfants avec des activités ludiques (tout en le laissant parfois regarder la télévision pour un usage simplement récréatif), plutôt qu’un effet du média per se.

3. La télévision dès le matin : un acte délétère ?

Une étude publiée en 2019 est à la source d’un buzz médiatique majeur : les enfants âgés de 3 ½ à 6 ½ ans qui regardent la télévision le matin développeraient des troubles du langage (Collet et coll., 2019). Dans cette recherche française, les auteurs ont constitué deux groupes d’enfants. Le premier ne présentait pas de troubles du langage, alors que c’était le cas du second (avec des troubles allant d’un retard de développement à une dysphasie). La fréquence de l’exposition des enfants aux écrans a été recueillie via un questionnaire complété par les parents. D’après les résultats, le fait de regarder en moyenne vingt minutes la télévision le matin est plus fréquent chez les enfants du groupe avec des troubles du langage (44 % des enfants avec trouble sont concernés, contre 22 % des enfants sans trouble) et on constate également que les parents de ces enfants discutent peu avec eux du contenu des programmes visionnés : 32 % des parents d’enfants avec troubles du langage discutent peu ou pas du tout du contenu, alors que cette valeur est de 15 % pour les parents des enfants sans troubles. Néanmoins, les autres réponses aux questions liées aux écrans ne diffèrent pas entre les deux groupes. On ne constate en effet pas de différence entre les enfants avec troubles du langage et ceux sans troubles du langage en ce qui concerne les éléments suivants : l’exposition ou non à la télévision avant l’âge de deux ans ; le nombre d’écrans à la maison ; la durée hebdomadaire d’exposition ; l’accès libre à la télévision et/ou à un ordinateur, une tablette ou un smartphone ; la durée d’exposition les jours d’école, les jours sans école et les périodes de vacances ; le temps passé devant la télévision à midi, l’après-midi et le soir ; et enfin, le fait que la télévision soit allumée ou non pendant les repas. Cette longue énumération d’absence de différences entre les deux groupes en dit long sur la nécessité de (1) lire les articles scientifiques dans leur intégralité et (2) considérer l’ensemble des informations avant de conclure à un impact présenté comme majeur et qui n’est pas rapporté dans la majorité des mesures recueillies dans l’étude en question. Par ailleurs, la relation de cause à effet entre « télévision et troubles du langage » aurait nécessité de relever le niveau initial de langage pour chaque enfant, ce qui n’a pas été possible (les auteurs en ont conscience et abordent cette limite dans leur article). Il a été envisagé que le fait de regarder la télévision le matin provoquerait une sollicitation de l’attention avant d’aller à l’école, d’où une « fatigue attentionnelle » qui se répercuterait sur le reste de la journée. C’est tout à fait plausible, mais cela reste à prouver, cette étude ne pouvant en aucun cas établir un tel lien de cause à effet. Ainsi, plutôt que de relayer comme un impératif éducatif la consigne de ne pas regarder la télévision le matin pour prévenir des troubles du langage, il semblerait plus efficace de conseiller aux parents de discuter avec l’enfant du contenu de ce qu’il regarde (autre facteur identifié par les auteurs), puisque c’est l’effet conjoint de la télévision le matin et de l’absence de discussion avec l’enfant qui semble lié à un déficit langagier.

4. Quel est l’impact d’une télévision allumée, simplement en « bruit de fond » ?

De nombreux parents ont l’habitude d’allumer la télévision lorsqu’ils rentrent chez eux, cela crée une « présence » pendant que les enfants jouent dans le salon, par exemple, et leur permettent de disposer d’un peu de temps pour effectuer des tâches quotidiennes avant de s’occuper de leurs enfants. Cependant, laisser une télévision allumée, en « bruit de fond », n’est pas sans conséquences sur les activités de leur progéniture. Lorsqu’un enfant de un à trois ans joue dans une pièce, une télévision allumée va diminuer le temps effectif consacré à ses jouets, même s’il ne regarde l’écran que quelques secondes, par moments. C’est ce qu’a rapporté l’équipe de Schmidt et collaborateurs (2008), cachée derrière un miroir sans tain pour observer des bébés dans une salle de jeux dans laquelle se trouvait une télévision. Pendant la moitié du temps, l’appareil diffusait une émission de jeu télévisé et les activités des bébés étaient filmées, puis analysées par les psychologues. Chaque bébé restait une heure dans la pièce et pouvait jouer avec ce qu’il voulait. Malgré le fait qu’ils regardaient peu la télévision lorsqu’elle était allumée (environ 5 % du temps), les quelques secondes d’attention captées par le poste les privaient de près de 20 % de temps de jeu. Chaque fois que l’attention du bébé était captée – automatiquement – par la télévision, juste quelques secondes, la mobilisation cognitive requise pour se remettre dans le jeu semblait difficile. Le temps nécessaire pour se replonger dans l’activité de jeu empiète donc sur le temps de jeu lui-même, qui diminue significativement. Attention donc, la télévision va constituer une sorte d’aimant attentionnel auquel les bébés ne peuvent résister, pensez-y la prochaine fois que vous la laissez allumée !

Conclusion

L’analyse scientifique des liens entre télévision, retard d’acquisition du vocabulaire, troubles de l’attention et moment de la journée où elle est regardée apporte, chez l’enfant, des résultats plus nuancés que ceux fréquemment véhiculés dans la presse et les médias (sauf dans le cas d’exposition massive, soit plusieurs heures par jour). Ce constat se retrouve d’ailleurs pour toutes les nouvelles technologies numériques utilisées par les enfants (voir Poirel, 2020). En revanche, il est clairement établi que le fait de laisser une télévision inutilement allumée va perturber l’activité de l’enfant, lequel va s’y intéresser malgré lui et délaisser ses autres activités de jeu. Le rôle des parents est de proposer un accompagnement régulier et de montrer un intérêt pour ce que l’enfant regarde. Cette démarche leur permettra également de le guider dans d’autres activités liées aux écrans, sachant que son environnement s’est transformé du fait de l’émergence rapide et importante des écrans dans notre vie quotidienne. C’est en accompagnant les enfants, et en parlant avec eux de ce qui est vu, que l’on peut améliorer la gestion de l’impact des écrans – de manière certainement beaucoup plus efficace qu’en stigmatisant systématiquement ces nouvelles technologies.

Regarder la télévision avec un enfant et parler du contenu avec lui peut nuancer les résultats alarmants souvent véhiculés sur les réseaux sociaux et dans d'autres médias, c'est « l’attention conjointe ». Photos de Julia M Cameron (à gauche) et Ketut Subiyanto (à droite) provenant de Pexels (à droite)Regarder la télévision avec un enfant et parler du contenu avec lui peut nuancer les résultats alarmants souvent véhiculés sur les réseaux sociaux et dans d'autres médias, c'est « l’attention conjointe ». Photos de Julia M Cameron (à gauche) et Ketut Subiyanto (à droite) provenant de Pexels (à droite)




[i] Voir par exemple https://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/ille-et-vilaine/rennes/ecrans-sont-ils-origine-troubles-primaires-du-langage-jeunes-enfants-1773345.html et https://www.20minutes.fr/sante/2693851-20200114-enfants-regardent-ecran-matin-trois-fois-plus-risque-developper-troubles-langage

Références

Collet, M., Gagnière, B., Rousseau, C., Chapron, A., Fiquet, L., & Certain, C. (2019). Case-control study found that primary language disorders were associated with screen exposure. Acta Paediatrica (Oslo, Norway: 1992), 108(6), 1103‑1109. https://doi.org/10.1111/apa.14639

Foster, E. M., & Watkins, S. (2010). The value of reanalysis : TV viewing and attention problems. Child Development, 81(1), 368‑375. https://doi.org/10.1111/j.1467-8624.2009.01400.x

Linebarger, D. L., & Walker, D. (2005). Infants’ and Toddlers’ Television Viewing and Language Outcomes. American Behavioral Scientist, 48(5), 624‑645. https://doi.org/10.1177/0002764204271505

Madigan, S., Browne, D., Racine, N., Mori, C., & Tough, S. (2019). Association between screen time and children’s performance on a developmental screening test. JAMA Pediatrics, 173(3), 244‑250. https://doi.org/10.1001/jamapediatrics.2018.5056

McBee, M. T., Brand, R. J., & Dixon, W. E. (2021). Challenging the link between early childhood television exposure and later attention problems : A multiverse approach. Psychological Science, 0956797620971650. https://doi.org/10.1177/0956797620971650

Poirel, N. (2020). Votre enfant devant les écrans : ne paniquez pas. DeBoeck.

Schmidt, M. E., Pempek, T. A., Kirkorian, H. L., Lund, A. F., & Anderson, D. R. (2008). The effects of background television on the toy play behavior of very young children. Child Development, 79(4), 1137‑1151. https://doi.org/10.1111/j.1467-8624.2008.01180.x

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