La confiance politique en temps de crise

Les sciences politiques et sociales s’intéressent depuis longtemps à la confiance politique, c’est-à-dire à la confiance que les citoyens placent dans leurs instances gouvernementales. En effet, la confiance politique joue un rôle majeur dans les sociétés civiles, influençant directement le comportement des citoyens en relations avec les demandes et restrictions imposées par l’état. Dans cet article, nous décrivons comment la confiance politique détermine la perception et le comportement des citoyens en temps de crise, plus précisément dans le contexte de la pandémie de la COVID-19.

 

Alors que nous écrivons ces lignes, le monde fait face à la pandémie de COVID-19 (coronavirus). Si la situation relève avant tout d’une crise sanitaire, elle est également une crise politique. En effet, les décisions relatives aux mesures à suivre sont généralement prises par les pouvoirs exécutifs nationaux. Or, si l’efficacité de ces mesures repose en partie sur les compétences des experts les ayant proposées, elle dépend in fine de l’attitude de la population, qui doit les accepter et les respecter (Islam et coll., 2020). Des facteurs psychologiques relatifs au rapport entre l’autorité politique et la population qu’elle vise à convaincre entrent donc en jeu (Mugny, 1982). Nous proposons ici de décrire un facteur qui se distingue : la confiance politique. Pour comprendre le rôle de la confiance politique dans une crise du type de celle de la COVID-19, il convient de se questionner sur au moins trois niveaux :

(1) Comment cette confiance évolue-t-elle dans les situations de crise ?

(2) Comment affecte-t-elle le soutien des citoyens aux mesures gouvernementales et la conformité à celles-ci ?

(3) Quelle est la perception de la situation qui en découle ?

 

La confiance politique en temps de crise

La confiance politique représente l’évaluation que les individus font de leur gouvernement comme étant digne de confiance : intègre, non-corrompu, etc. (Levi & Stroker, 2000). Elle constitue ainsi une forme de « support diffus » pour les autorités (Easton, 1975). D’où vient cette confiance ? Il ressort des travaux relatifs aux relations intergroupes que l’identification à un groupe engendre une perception plus favorable des autres membres de ce groupe, notamment comme plus honnêtes et coopératifs, et donc davantage dignes de confiance (Brewer & Silver, 1978). Par extension, la confiance dans une autorité politique repose fortement sur l’appartenance au groupe duquel émane cette autorité : d’une part, une identification plus forte au groupe national se traduit ainsi par une plus grande confiance dans les autorités nationales, alors que les individus qui s’identifient peu ou pas au groupe national expriment de bas niveaux de confiance (Tyler & Degoey, 1995 ; Tyler, 1990). D’autre part, l’affiliation à un groupe politique particulier augmente la confiance envers ces politiciens spécifiquement (Hooghe & Oser, 2017).

Ceci concerne la confiance politique en général, mais qu’en est-il en temps de crise ? Différents mécanismes suggèrent qu’en début de crise, les individus se tournent vers l’autorité du groupe et lui font davantage confiance. Tout d’abord, être affectés collectivement par la même situation génère une impression de destin commun, ce qui renforce les impressions favorables des autres membres du groupe via l’identification au groupe commun (Rabbie & Horwitz, 1969). Ceci augmente la coopération au sein du groupe au sens large (Kramer & Brewer, 1984), l’autorité légitime bénéficiant tout naturellement de la confiance qui s’ensuit, et ce notamment de la part des individus qui ne partageaient pas initialement le positionnement politique de cette autorité (Segal et coll., 2018).

Ensuite, lorsqu’ils traversent des périodes de vie difficiles, les individus ont tendance à rechercher du support social, souvent auprès de leurs proches (Collins & Feeney, 2000). Par analogie, en temps de crise, les citoyens cherchent le support de la figure d’autorité – le leader – de la même façon que des enfants chercheraient celui de leurs parents (Kets de Vries et coll., 2004). Dans les mots de Hasel, les individus « se tournent vers leurs leaders pour des actions, des solutions à la crise, et pour des explications qui les aideront à interpréter et à répondre aux menaces perçues et aux incertitudes » (Hasel, 2013, p. 265).

Finalement, certains auteurs s’appuient sur le besoin fondamental de contrôle sur les évènements et le monde qui nous entoure (voir Langer, 1975) et proposent que les citoyens se rapprochent psychologiquement de leurs autorités qu’ils estiment capables d’amener ordre et sécurité en temps de crise (Rothbaum et coll., 1982) pour récupérer de façon indirecte un sentiment de contrôle (même si celui-ci n’est qu’illusoire ; voir Dubois, 1987). Ceci constitue un autre mécanisme conduisant à une augmentation de la confiance politique en temps de crise (Kay et coll., 2008).

Divers sondages d’opinion menés dans le contexte de la crise sanitaire de la COVID-19 confirment cette idée. Dans les premiers mois de la crise tout du moins, on notait dans différents pays des niveaux de confiance politique bien plus élevés que d’ordinaire. C’était notamment le cas en Italie, pays marqué par une forte corruption et un faible niveau de confiance politique général. Un sondage mené à large échelle entre le 9 et le 14 mars (soit juste après le début du confinement national en Italie) a révélé qu’une grande majorité des citoyens (79%) évaluaient leur gouvernement comme compétent pour faire face à la crise ; 92% trouvaient en outre les mesures prises légitimes et justifiées (Falcone et coll., 2020). Ce type de résultat se retrouve dans d’autres pays. En Suisse par exemple, un sondage réalisé le week-end du 22 mars, peu après l’entrée en vigueur des premières mesures gouvernementales, révélait que 61% des citoyens faisaient confiance aux autorités pour gérer la crise sanitaire (RTS, 2020a). Ce pourcentage grimpait à 67% lors d’une seconde enquête réalisée deux semaines plus tard (ATS, 2020). En France, même si les chiffres sont plus bas en absolu, on observait une dynamique similaire : 52% des répondants déclaraient faire confiance à l’exécutif en date du 16 mars, juste avant une allocution télévisée du président Macron, et ce chiffre augmentait sensiblement à 56% juste après l’allocution (Ipsos/Sopra Steria, 2020), alors même que la confiance dans le gouvernement avait été fortement ébranlée durant le phénomène des « Gilets Jaunes » sur l’année précédente.

Il convient cependant de noter que ces chiffres représentent des tendances à l’échelle des pays mais qu’ils ne renseignent pas sur les différences entre les individus ; partout demeure bien évidemment une proportion non négligeable de la population qui n’a pas ou peu confiance dans les autorités et n’est pas convaincue par les mesures prises. Il existe toutes sortes de différences individuelles qui peuvent faire varier la confiance, telles que l’âge, l’intérêt général pour les questions politiques, l’orientation politique des individus par rapport à celle du gouvernement, la satisfaction vis-à-vis de sa situation financière et la tendance à faire confiance à autrui en général (Catterberg & Moreno, 2005).

 

De la confiance au soutien et à la conformité à des mesures fortes de l’autorité

Au niveau politique, le rapport entre autorité et citoyens est souvent fortement basé sur un contrôle social au travers de l’usage de la force, passant par l’activité de police et les institutions judiciaires. Cependant, se cantonner à un tel rapport de contrainte entre autorité et citoyens amène des effets faibles (Tyler, 2001), les individus produisant généralement de la pure complaisance par peur des conséquences pénales d’une désobéissance, sans réelle intégration des normes et valeurs sociales sous-jacentes aux règles (Kelman, 1958). Pour faire accepter et respecter des mesures plus strictes sur la durée, l’autorité a besoin de gagner la confiance de la population. Or, la confiance dans l’autorité légitime ayant tendance à augmenter en temps de crise, les individus tolèreront davantage de restrictions sur leurs libertés de la part de l’autorité et peuvent même les réclamer pour réduire l’incertitude et récupérer leur sens du contrôle. Devant ce besoin de donner sens aux évènements et de déterminer des actions à entreprendre, un leadership plus autoritaire et plus orienté vers l’action semble davantage apprécié des individus en période de crise et d’incertitude qu’en temps normal (Hasel, 2013 ; Hunt et coll., 1999 ; Mugny et coll., 2006).

Qu’en est-il de la crise actuelle ? Les attentes de mesures plus autoritaires et donc coercitives se sont clairement manifestées par exemple au Royaume-Uni en mars 2020 : alors que les autorités retardaient la décision d’un confinement (craignant notamment des effets de lassitude ; BBC News, 2020), des citoyens ont lancé une pétition officielle réclamant « la mise en place d’un confinement au Royaume-Uni pour prévenir la propagation de la COVID-19 », pétition qui a réuni plus de 400’000 signatures en l’espace de quelques heures [1]. Le gouvernement émettait une réponse officielle 7 jours plus tard, et le pays entrait en confinement 12 jours après le lancement de la pétition. En parallèle en France, dans le sondage de la mi-mars évoqué précédemment, les individus étaient nombreux à soutenir les mesures coercitives et fortement attentatoires à la liberté, comme la fermeture des crèches et écoles et des commerces considérés comme non-indispensables, l’interdiction des rassemblements et la limitation des déplacements (soutien entre 77% et 87% ; Ipsos/Sopra Steria, 2020). En Suisse également, le soutien aux mesures restreignant la liberté de mouvement et l’activité économique s’élevait à 54% et 69% respectivement, une semaine après leur implémentation. Une proportion non-négligeable de la population estimait même que ces mesures n’allaient pas assez loin (42% et 22% ; RTS, 2020a).

Si la confiance dans le gouvernement augmente en début de crise et permet un soutien à des mesures plus autoritaires, le gain de confiance n’est cependant pas un acquis et va dépendre de la qualité de la réponse du gouvernement sur la durée, en l’occurrence de l’efficacité objective des mesures prises et de la rapidité avec laquelle cette efficacité se fait sentir par rapport à ce qui est attendu par la population. Les effets de fusion identitaire sont en effet limités dans le temps, et les divisions initiales entre différents groupes sociaux et différents positionnements politiques peuvent réapparaitre rapidement. Il semble ainsi qu’en France, la confiance politique ait initialement augmenté au début de la mise en place des mesures de confinement, mais qu’elle se soit ensuite érodée, allant jusqu’à une enquête officielle sur la gestion de la crise du coronavirus (RTS, 2020b). Ceci a été attribué dans la presse à une perception des mesures comme inefficaces et à des « erreurs de communication » de la part de l’exécutif (Le Monde, 2020). Il apparaît ainsi qu’il ne suffit pas à un gouvernement d’imposer des mesures fortes pour conserver la confiance de sa population. Celle-ci dépendra aussi des résultats obtenus.

Suivre l’évolution de la confiance politique est intéressant en soi, mais son vrai intérêt est qu’elle permet de prédire le comportement des citoyens relativement à l’autorité. Ceci est fondamental puisque les mesures imposées ne peuvent être efficaces que si elles sont respectées par la population dans son ensemble (Islam et coll., 2020). Il est donc important d’anticiper les facteurs qui encouragent – ou risquent d’entraver – le degré de conformité. Certains travaux suggèrent que la confiance politique augmente la conformité aux règles ou décisions décrétées par le gouvernement. Par exemple, la confiance politique est positivement associée au fait de déclarer correctement ses revenus et de payer ses impôts (Marien & Hooghe, 2011). Plus largement, les individus plus confiants soutiennent davantage le respect des lois et s’opposent plus aux comportements contraires aux règles (Levi & Stoker, 2000). L’impact de la confiance politique sur la conformité est d’autant plus fort que les individus ne sont pas initialement favorables aux mesures prises. Par exemple, une étude réalisée aux Etats-Unis a montré que les participants plus conservateurs acceptaient moins des mesures de redistribution que les participants plus libéraux (c’est-à-dire plus orientés à gauche), mais cette différence disparaissait lorsque la confiance politique était élevée : les participants plus conservateurs étaient prêts à accepter des mesures non-conformes avec leurs préférences personnelles lorsqu’ils faisaient confiance au gouvernement pour prendre des mesures adaptées (Rudolph & Evans, 2005).

Dans le contexte de la COVID-19, on peut donc supposer que les citoyens qui font davantage confiance à leur gouvernement seront plus enclins à accepter les mesures coercitives d’arrêt de l’économie et de confinement et qu’ils s’y conformeront davantage eux-mêmes. Les travaux les plus récents suggèrent que c’est effectivement le cas. Dans une étude menée auprès de participants Français et Italiens en mars 2020, alors que les deux pays avaient imposé des mesures de confinement à l’échelle nationale, les chercheurs ont mesuré la confiance politique, le degré de préoccupation face à la pandémie, et l’intention de respecter soi-même les mesures de confinement (Lalot et coll., 2020b). Les résultats montrent qu’en Italie comme en France, l’intention de respecter les mesures de confinement dépend d’une interaction entre la confiance politique et le degré de préoccupation. Les participants les plus préoccupés se déclaraient prêts à suivre eux-mêmes toutes les mesures gouvernementales indépendamment de leur niveau de confiance, parce qu’ils y voyaient un intérêt personnel de santé et sécurité. Cependant, la confiance politique jouait un rôle majeur pour les participants moins préoccupés : ceux-ci étaient moins prêts à suivre les mesures, excepté lorsque leur confiance politique était élevée. Dans ce cas, ils se déclaraient prêts à suivre les recommandations, non plus dans leur intérêt propre mais parce qu’ils croyaient que les autorités étaient compétentes et prenaient des décisions appropriées.

 

De la conformité aux mesures à la perception de la situation

Finalement, quels changements produit la confiance dans la perception de la situation lors d’une crise ? Les situations de crises (guerres, catastrophes naturelles ou crises sanitaires) ont tendance à augmenter la peur et le stress des individus. Ceux-ci doivent en effet faire face à des menaces existentielles sur lesquelles ils ont une emprise diminuée précisément en raison de la nature globale et extrême de celles-ci. Un dernier effet de la confiance politique est qu’elle sert de mécanisme de coping. Les travaux réalisés dans ce cadre montrent que les individus menacés existentiellement utilisent notamment l’affiliation au groupe pour réduire la menace. Par exemple, lorsqu’on attire l’attention sur la mort possible de soi, l’adhésion aux normes et valeurs du groupe augmente (Gailliot et coll., 2008) et les personnes qui représentent ou défendent ces normes et valeurs sont également perçues plus positivement (Greenberg et coll., 1990).

Il s’ensuit qu’un rapprochement avec l’autorité du groupe est un très bon moyen de répondre à ce genre de menace. Dans ce sens, on sait que le niveau de confiance politique influence la perception du degré de menace que représente une situation de crise. Short (1984) a ainsi proposé que lorsque les citoyens font confiance à leur gouvernement pour faire face à un problème donné, ils évaluent la situation comme moins menaçante et sont moins enclins à paniquer. Une dynamique analogue apparaît avec la crise de la COVID-19, comme le montre une étude menée auprès de participants Ecossais en mars 2020, à un moment où le virus avait déjà touché l’Italie et commençait à se répandre en Europe, mais où l’infection au Royaume-Uni était encore contenue (Lalot et coll., 2020a). On mesurait le niveau de confiance politique des personnes interrogées ainsi que leur évaluation de la pandémie comme une menace peu ou très sérieuse et leur niveau d’incertitude quant à l’évolution de la situation pour les semaines à venir. Les résultats révèlent que les participants qui faisaient plus confiance au gouvernement percevaient la pandémie comme une menace moins importante. Cet effet était d’autant plus marqué parmi les participants qui exprimaient par ailleurs un fort sentiment d’incertitude relativement à l’évolution de la situation. Il convient de préciser que la perception de menace restait tout de même globalement assez élevée : la confiance politique ne provoquait pas d’illusions ou d’inconscience par rapport à la situation, mais elle ramenait la menace perçue à des niveaux plus gérables et tolérables psychologiquement. En d’autres termes, elle permettait d’empêcher que les individus paniquent tout en les gardant soucieux et engagés.

En résumé, la confiance politique est une dimension importante pour comprendre et prédire les conduites des citoyens en temps de crise, comme lors de la pandémie de la COVID-19. La confiance politique : tend à augmenter en situation de crise – du moins dans un premier temps –, s’accompagne d’un soutien à des mesures gouvernementales fortes, augmente la conformité à ces mesures, et permet de réduire le sentiment de menace perçue face à la situation.

 

Références

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