Ça c’est un vrai mec ! Une analyse de la masculinité à l’aube du XXIe siècle en Occident
Qu’est-ce qu’un « vrai mec » ? Cette interrogation reflète aussi bien un questionnement personnel qu’un débat de société. Loin d’avoir une forme fixe et universelle, la masculinité est définie socialement et varie selon la culture. Cet article se penche sur la construction de la masculinité et la manière dont elle est affectée par les changements sociétaux récents relatifs aux rapports femmes-hommes.
En novembre 2020, le chanteur britannique Harry Styles apparaissait en couverture du magazine Vogue et cassait les codes de genre. On le voyait en effet vêtu d’une robe turquoise sous un veston noir. La couverture a fait l’objet d’une attention médiatique de taille et a suscité la controverse auprès du public. Si certains ont applaudi la démarche, d’autres l’ont conspué de manière véhémente. Parmi ces réactions, celle de Candace Owens, une personnalité conservatrice américaine, a rencontré une grande résonnance. Dans un tweet du 14 novembre 2020, elle critiquait vivement la couverture du Vogue et ponctuait son commentaire d’un : « bring back manly men » (« ramener les hommes virils »)[1].
Un vrai mec : c’est quoi ?
Il vous est probablement arrivé d’entendre des affirmations concernant la masculinité de tel ou tel homme. « Ça c’est un vrai mec ! » proclame-t-on ici avec aplomb pour affirmer la masculinité de quelqu’un. « Très viril ! » s’exclame-t-on là-bas, les lèvres teintées d’ironie et le sourire en coin, pour au contraire la remettre en question. Ces jugements ont la particularité d’être compris sans une analyse élaborée de la situation. Que l’on soit d’accord ou pas, on saisit en effet aisément la raison pour laquelle la masculinité de l’un a été affirmée et celle de l’autre remise en question. Ceci s’explique par le fait que la masculinité est définie par un ensemble de normes sociales qui régissent les comportements et les attentes acceptables pour les hommes (Levant et coll., 2013 ; Mahalik et coll., 2003). Parmi celles-ci, nous pouvons distinguer trois normes centrales à la définition de la masculinité en occident : la norme d’impassibilité, d’anti-féminité et d’hétérosexualité. La norme d’impassibilité fait référence au fait qu’un homme, un vrai, ne doit montrer aucun signe de vulnérabilité, même dans l'adversité. Tel un roc pris dans une tempête, la tristesse et la peur ne sauraient ébranler sa contenance. Les yeux humides et les cris d’épouvante ne peuvent être que des exceptions à la règle. D’autre part, la norme d’anti-féminité proscrit aux hommes tout acte qui pourrait être associé avec le genre opposé. En évitant d'avoir recourt à des comportements que l’on considère typiques du « sexe faible » (par ex., se maquiller), les hommes maintiennent ainsi un prototype clair de leur genre et distinct de celui des femmes. Finalement, la norme d’hétérosexualité s’accompagne d’une certaine hostilité vis-à-vis des minorités sexuelles et motive les hommes à faire des démonstrations fréquentes de leur hétérosexualité. Elle a ainsi la fonction de conserver un prototype masculin clair et distinct du féminin (Herek, 1986).
Ces normes de masculinité peuvent varier en fonction du contexte culturel et temporel (Eagly et coll., 2019 ; Dixson & Lee, 2020). Par exemple, une étude récente a montré qu’afin d’être considérés comme des membres exemplaires de leur catégorie de genre, les hommes polonais sont supposés posséder une forte proportion de traits typiquement masculins (par ex., être ambitieux, courageux, compétitif et indépendant) et une faible proportion de traits typiquement féminins (par ex., être sensible, chaleureux, coopératif et se soucier des autres), alors que cette tendance est beaucoup moins marquée en Norvège (Valved et coll., 2021). Malgré ces variations contextuelles, ces normes ont comme point commun d’être hégémoniques (Connell, 1995). Cette notion, empruntée à la théorie de Gramsci (2011), désigne des pratiques qui permettent de justifier la position favorable des hommes sur les femmes dans la hiérarchie de genre. Bien qu’en baisse, les inégalités de genre restent en effet significatives dans les sociétés occidentales, comme illustrées notamment par la persistance des inégalités salariales (Eurostat, 2019). En somme, le concept de masculinité hégémonique suppose que ces inégalités de genre soient alimentées par les normes de masculinité. Autrement dit, le statut des hommes dans la société est partiellement tributaire de la pérennité de ces normes de masculinité.
La masculinité : un statut précaire
Contrairement à la féminité, la masculinité a un statut précaire, à la fois difficile à atteindre et facile à ébranler. Elle relève davantage de démonstrations sociales que d’attributs biologiques, et de ce fait elle peut être remise en question plus facilement. Dans ce genre de situations, les hommes sont fortement motivés à prendre des mesures, parfois risquées ou agressives, afin de la réaffirmer. C’est ce qui a été démontré par Vandello et collaborateurs (2008).
Ces auteurs se sont d’abord intéressés aux éléments qui façonnent la masculinité. Pour ce faire, ils ont invité des hommes et des femmes à indiquer la mesure dans laquelle le passage de l’enfance à l’âge adulte d’un homme ou d’une femme pouvait être attribué à des facteurs biologiques (par ex., la puberté), ainsi qu'à des facteurs sociaux (par ex., acquérir une position professionnelle de haut statut). Les résultats ont montré que les participants, indépendamment de leur sexe, attribuaient le passage de l'enfance à l'âge adulte d’un homme à des facteurs sociaux plutôt qu'à des facteurs biologiques, alors que l’inverse est observé pour la transition fille-femme. En d’autres termes, le statut d’un homme est défini par ce qu’il fait (à savoir, ses actes) plutôt que par ce qu’il est (c’est-à-dire, ses attributs biologiques).
La masculinité dépend donc de démonstrations sociales récurrentes, et ceci la rend extrêmement fragile. À tel point qu’elle peut être « perdue » ou tout du moins fortement remise en question par des transgressions sociales, telles que la perte d’un emploi. Au contraire, la féminité ne peut être « perdue » que par des changements physiques, comme la ménopause. À cause de cette fragilité, les hommes sont fortement motivés à protéger la masculinité et à la réaffirmer dans des situations qui la questionnent. Conformément à cette affirmation, Bosson et collaborateurs (2009) ont demandé à des hommes d’effectuer une tâche typiquement féminine et ont ensuite observé leur comportement lors d’une tâche subséquente. Dans une première étude, certains hommes ont tressé les cheveux d’une poupée, tandis que d'autres ont tressé une corde, une tâche plus neutre. Lorsqu'on leur proposait ensuite de frapper dans un sac ou de faire un puzzle, plus de deux tiers des hommes qui ont tressé les cheveux ont choisi de frapper le sac comparativement à ceux qui ont tressé la corde. Dans des études de suivi, les auteurs ont pu constater que les hommes frappaient plus fortement le sac après avoir tressé les cheveux que la corde, et que le fait de donner des coups de poing après avoir effectué une tâche typiquement féminine réduisait leur anxiété. Ces études suggèrent que l’agressivité peut permettre aux hommes de réaffirmer leur masculinité et, de manière plus générale, que la remise en question de leur masculinité motive les hommes à la réaffirmer, en particulier aux yeux des autres. Ces deux constats donnent un éclairage aux enjeux qui découlent d’un changement normatif relatif aux rôles de genre.
Vers une transformation de la masculinité ?
Plusieurs auteurs font le constat qu'en occident les normes de masculinité subissent de profonds chamboulements (Thompson & Bennett, 2015 ; Wade, 2015). Sous l’impulsion des différentes vagues féministes et à la remise en question croissante des rôles de genre, nous serions en train de nous diriger vers une masculinité plus « progressiste », qui ne s’érige pas en opposition à la féminité, mais qui, au contraire, en embrasserait les contours. A l'instar d’Harry Styles, un nombre toujours plus important d’hommes se sentent à l’aise dans des rôles autrefois réservés aux femmes. Ainsi, nous observons de nos jours des scènes que l’on pourrait qualifier d’anecdotiques, pour ne pas dire inexistantes, il y a encore de cela un demi-siècle : Daniel Craig, l’incarnation cinématographique de James Bond, qui se promène en toute aise et affublé d’un porte-bébé, ou encore l’essor des équipes masculines de natation synchronisée.
Un tel bouleversement sociétal demande cependant du temps et engendre un certain nombre de répercussions. Premièrement, l’affaissement des normes de masculinité hégémonique reflèterait le crépuscule des privilèges de l’homme. En second lieu, de tels changements normatifs peuvent susciter une incertitude quant à l’identité masculine. Certains hommes se sentent en effet perdus, ne sachant s’ils doivent adopter la masculinité d’hier ou celle de demain.
Des recherches récentes (par ex., Bosson & Michniewicz, 2013 ; Falomir-Pichastor et coll., 2019) se sont alors intéressées à la manière dont les hommes réagissent à ces changements. La procédure de ces études est relativement similaire. Les participants lisent un extrait d’article de presse. Pour une moitié d’entre eux, l’article fait état d’une féminisation des hommes, à savoir la tendance des hommes à occuper des rôles jusque-là réservés aux femmes (par ex., homme au foyer). Pour l’autre moitié, l’article relate une stabilité de la masculinité à travers le temps. Ensuite, et selon les études, ils indiquent leur motivation à s’engager dans des comportements masculins, ou encore leur attitude vis-à-vis des femmes et des personnes homosexuelles. Les résultats de ces études révèlent que les participants ayant lu le texte sur la féminisation des hommes font davantage preuve de comportements visant à protéger les normes de la masculinité hégémonique, ainsi que le statut privilégié des hommes dans la société. En effet, lorsque les hommes ont été amené à penser que la masculinité est en pleine évolution, ils indiquent ensuite une intention accrue de s’engager dans des comportements typiquement masculins (tels que soulever des poids, ou tondre la pelouse), et expriment davantage de sexisme et d’homophobie afin de rétablir une vision traditionnelle de la masculinité. Cependant, cet effet n’apparaît de manière systématique que pour un certain type d’hommes, les plus conservateurs et attachés aux normes de masculinité hégémonique. Pour ces personnes, la perception de féminisation des hommes semble renforcer l’idéologie patriarcale dominante et les rapports traditionnels entre les genres. A l’inverse, pour les hommes plus progressistes, cette même perception semble établir un nouveau cadre normatif qui les encourage à se détacher encore davantage de la masculinité hégémonique.
Quel bilan pouvons-nous tirer de ces résultats ? En premier lieu, si la supériorité de l’homme sur la femme est une idée qui est aujourd’hui rejetée de manière relativement consensuelle, les inégalités de genre sont encore alimentées par des processus subtils tels que ceux relatifs aux normes de masculinité. De plus, les changements normatifs liés au genre suscitent des réactions plus négatives de la part des hommes conservateurs, que de la part des hommes progressistes. Elle fractionne ainsi la société, et suscite de multiples débats et confrontations.
Note des auteurs
Les auteurs ont contribué de manière équivalente à la rédaction de cet article.
Références
Bosson, J. K., et Michniewicz, K. S. (2013). Gender dichotomization at the level of ingroup identity: What it is, and why men use it more than women. Journal of Personality and Social Psychology, 105(3), 425–442. https://doi.org/10.1037/a0033126
Bosson, J. K., Vandello, J. A., Burnaford, R. M., Weaver, J. R., et Arzu Wasti, S. (2009). Precarious manhood and displays of physical aggression. Personality and Social Psychology Bulletin, 35(5), 623–634. https://doi.org/10.1177/0146167208331161
Connell, R. W. (1995). Masculinities. University of California Press.
Dixson, B. J. W., et Lee, A. J. (2020). Cross-cultural variation in men’s beardedness. Adaptive Human Behavior and Physiology, 6(4), 490–500. https://doi.org/10.1007/s40750-020-00150-4
Eagly, A. H., et Sczesny, S. (2019). Editorial: Gender roles in the future? Theoretical foundations and future research directions. Frontiers in Psychology, 10, 1965. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2019.01965
Eurostat. (2019, 31 October 2019). What lies behind the gender pay gap? https://eige.europa.eu/gender-statistics/dgs/data-talks/what-lies-behind-gender-pay-gap.
Falomir-Pichastor, J. M., Berent, J., et Anderson, J. (2019). Perceived men’s feminization and attitudes toward homosexuality: Heterosexual men’s reactions to the decline of the anti-femininity norm of masculinity. Sex Roles, 81, 208–222. https://doi.org/10.1007/s11199-018-0985-6
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Herek, G. M. (1986). On heterosexual masculinity: Some psychical consequences of the social construction of gender and sexuality. American Behavioral Scientist, 29(5), 563–577. https://doi.org/10.1177/000276486029005005
Levant, R. F., Hall, R. J., et Rankin, T. J. (2013). Male role norms inventory-short form (MRNI-SF): Development, confirmatory factor analytic investigation of structure, and measurement invariance across gender. Journal of Counseling Psychology, 60(2), 228–238. https://doi.org/10.1037/a0031545
Mahalik, J. R., Locke, B. D., Ludlow, L. H., Diemer, M. A., Scott, R. P. J., Gottfried, M., et Freitas, G. (2003). Development of the conformity to masculine norms inventory. Psychology of Men & Masculinity, 4(1), 3–25. https://doi.org/10.1037/1524-9220.4.1.3
Thompson, E. H., et Pleck, J. H. (1986). The structure of male-role norms. American Behavioral Scientist, 29(5), 531–543. https://doi.org/10.1177/000276486029005003
Valved, T., Kosakowska-Berezecka, N., Besta, T., et Martiny, S. E. (2021). Gender belief systems through the lens of culture—Differences in precarious manhood beliefs and reactions to masculinity threat in Poland and Norway. Psychology of Men & Masculinities, 22(2), 265–276. https://doi.org/10.1037/men0000331
Vandello, J. A., Bosson, J. K., Cohen, D., Burnaford, R. M., et Weaver, J. R. (2008). Precarious manhood. Journal of Personality and Social Psychology, 95(6), 1325–1339. https://doi.org/10.1037/a0012453
Wade, J. C., et Brittan-Powell, C. (2001). Men’s attitudes toward race and gender equity: The importance of masculinity ideology, gender-related traits, and reference group identity dependence. Psychology of Men & Masculinity, 2(1), 42–50. http://dx.doi.org/10.1037/1524-9220.2.1.42